C’est un coup de semonce retentissant qui nous vient du tribunal fédéral du district nord de la Californie concernant le rachat du siècle. Alors que le procès qui oppose la FTC à Microsoft au sujet de l’acquisition d’Activision Blizzard King bat son plein, des documents internes au géant américain prouvent les ambitions colossales de la marque Xbox. Ce qui apparaît entre les lignes caviardées, c’est que l’appétit du constructeur est insatiable.
Sommaire
- Xbox mute pour faire du bruit
- Objectif : être leader de l’industrie dans sept ans
- Une armée de studios et d’éditeurs : SEGA et Square Enix envisagés chez Microsoft
- L’exclusivité au cas par cas brouille les pistes
- Sony serre les dents… et le poing
Xbox mute pour faire du bruit
Si Microsoft voulait faire oublier son image d’ogre vert glouton, ce ne sont pas les documents récemment publiés (désormais retirés) dans l’affaire qui l’oppose au régulateur américain qui vont l’y aider. Comme nous l’expliquions à l’annonce du projet d’acquisition d’Activision en janvier 2021, la société cofondée par Bill Gates veut bâtir un empire du jeu vidéo. Par rapport aux autres GAFA qui opèrent également dans le gaming, le groupe est dans une excellente position : il a les infrastructures, les services, le hardware et de nombreux studios. Il a surtout un président-directeur général capable de faire un chèque à dix zéros pour s’assurer les services des plus grands éditeurs du secteur afin de répondre aux deux tendances du moment : les services et la consolidation.
Cela fait maintenant cinq ans que Microsoft opère un virage serré vers le jeu vidéo. En juin 2016, la firme de Redmond ne possédait que 5 studios first-party (343 Industries, The Coalition, Mojang, Rare et Turn 10). Suite à une politique agressive de rachats touchant à la fois les studios indépendants (Ninja Theory, Obsidian, Double Fine, etc.) que les éditeurs (Bethesda), elle en compte désormais 23. Elle pourrait en acquérir 12 de plus si la fusion avec Activision Blizzard King était enfin autorisée. Alors que nous aurions pu penser que les équipes de Phil Spencer décident de ralentir la cadence, les événements se déroulant outre-Atlantique montrent tout le contraire.
Objectif : être leader de l’industrie dans sept ans
L’ancien élève du fond de la classe veut devenir le premier de cordée. Voilà comment nous pourrions résumer ce qui ressort des courriels et documents présentés à l’occasion du procès opposant la FTC à Microsoft. C’est écrit noir sur blanc dans une présentation confidentielle datant de l’année dernière : Xbox a pour ambition de devenir “le leader de l'industrie en matière de chiffre d'affaires généré en 2030” en “doublant son chiffre d'affaires au cours de cette période”.
Cette phrase que l’on retrouve à la page 34 d’un document qui en compte 91 est sûrement la plus importante de toutes celles que nous pouvons lire dans la grosse vingtaine de dossiers accessibles. Elle balaie un grand nombre d’idées reçues sur Microsoft entendues ces dernières années. Non, le groupe américain n’a pas l’intention de quitter le Gaming, contrairement à ce que nous lisons trop souvent. Au contraire, il compte devenir l’acteur le plus influent de l’industrie dans 7 ans. En outre, de tous les segments présents sur les diapositives (Infrastructure, Data & AI, Edge, LinkedIn, etc.), le Gaming est le seul à afficher un objectif aussi important, preuve que Satya Nadella compte mettre le paquet sur le jeu vidéo.
Oui, Microsoft espère doubler le chiffre d'affaires à l'année de son segment jeux en 7 ans pour devenir le leader de l’industrie. Cela signifie que d’ici à 2030, la société cofondée par Bill Gates va devoir passer de 16,22 milliards de dollars générés à 32 milliards de dollars de revenus. Visiblement, le mastodonte qui a sorti sa première console de jeux en 2001 aux États-Unis estime que Sony ne connaîtra pas une croissance majeure durant ces prochaines années, la société japonaise ayant enregistré 26,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires pour son année fiscale 2022. Même constat pour Tencent, l’actuel leader du secteur.
Bien sûr, l'intégration d'Activision Blizzard – en cas de validation – aidera la marque au gros “X” à rattraper son retard, les revenus de l’éditeur à qui l’on doit Call of Duty s’élevant à 8,5 milliards de dollars. Il n’empêche que, même en additionnant les recettes d’Activision, il manque encore un peu plus de 7 milliards de dollars pour atteindre les 32 milliards visés. Où les trouver ? Le grand boss de Microsoft a sa petite idée.
Une armée de studios et d’éditeurs : SEGA et Square Enix envisagés chez Microsoft
Satya Nadella a donné différentes pistes pour “faire évoluer le segment Gaming” de Microsoft. Comme nous pouvons le constater dans un des documents, la firme de Redmond veut “accélérer l’adoption du Game Pass chez les joueurs PC et mobiles”, “étendre ses capacités publicitaires” et surtout “continuer à investir dans le contenu par le biais de partenariats et de fusions-acquisitions”. Un événement ID@Xbox au Brésil a effectivement cité un système permettant aux développeurs d’inclure de la publicité dans leurs jeux. En ce qui concerne les fusions et acquisitions, des rachats de studios, voire d’éditeurs, sont bel et bien à l’étude pour permettre à Xbox de devenir le leader du marché. Attention, nous ne parlons pas du marché des consoles de jeux, que la firme de Redmond reconnaît avoir perdu au cours de ces 20 dernières années face à Sony et à Nintendo, mais du marché global de cette industrie regroupant la vente de consoles, certes, mais aussi de jeux, d'accessoires, de contenus additionnels et de services.
D’après un autre document servant de pièce à conviction, Xbox a voulu stimuler son appétit en s'offrant un mets japonais. Avant de se faire les dents sur Bethesda, les équipes de Spencer pensaient à ingurgiter Square Enix, les créateurs de Final Fantasy mais aussi les parents de Tomb Raider (à cette époque). Cela n’a cependant pas abouti. Dans un dossier datant du mois de mai 2021, c’est-à-dire 8 mois avant l’annonce du projet d’acquisition d’Activison, Microsoft s’intéresse à plus d’une centaine de développeurs et une dizaine d’éditeurs jugés intéressants pour un rachat.
Ce qui ressort des tableaux présentés, c’est qu’après l’application d’une série de filtres visant à ne faire ressortir que les groupes les plus intéressants pour la firme de Redmond, des studios tels que Remedy, People Can Fly, Crytek, IO Interactive, Playdead, Thunderful ou encore Supergiant Games font partie des heureux élus. Housemarque, Bungie et Manticore figurent aussi dans la liste, mais ils ont tous été rachetés depuis (par Sony et Epic Games). Des sociétés de jeux mobiles sont également présentes avec Niantic, Playrix, Scopley ou encore Zynga (désormais aux mains de Take-Two). Oui, dans un monde parallèle, Don Mattrick est de retour chez Microsoft. Parmi les éditeurs en lice, nous retrouvons Paradox Interactive et SEGA.
L’éditeur japonais qui a enfanté Sonic et qui est désormais aux commandes de la série Persona fait l’objet d’un mail écrit de la main de Phil Spencer datant du mois de novembre 2020. Ce message montre qu’il y a un peu moins de trois ans, le boss du Gaming chez Microsoft était prêt à approcher le célèbre éditeur – et ancien constructeur – japonais en vue d’une éventuelle fusion. Phil Spencer loue le catalogue de franchises SEGA aussi bien sur consoles que sur PC, ainsi que la présence de l’entreprise sur le marché du mobile, particulièrement en Asie. “Je vous écris pour demander l'approbation de la stratégie pour approcher Sega Sammy concernant une potentielle acquisition de leurs studios de jeux SEGA” peut-on lire. “Nous pensons que SEGA a constitué un portefeuille de jeux bien équilibré dans tous les segments, avec un attrait géographique mondial, et qu'il nous aidera à accélérer l’adoption du Game Pass à la fois sur console et hors console” écrit Spencer.
L’étude de l’éditeur jointe au courriel pointe quelques risques, comme celui du manque d’expérience de Microsoft avec les sociétés japonaises. En 2021, le rachat est jugé compliqué à cause des récents investissements de Nexon et des nombreux segments du groupe. Autrement dit, si la firme de Redmond décide un jour de se rapprocher de SEGA, elle va devoir faire face à de nombreux défis aussi bien logistiques que culturels. Interrogé par Bloomberg, Shuji Utsumi, vice-président de SEGA, est revenu sur l’intérêt du mastodonte américain pour sa compagnie. Il déclare que les relations avec Microsoft “sont toujours bonnes et très étroites” et s’avoue flatté de voir que Phil Spencer et Sarah Bond “apprécient leur créativité". Cependant, il dit "non" à la possibilité de faire partie d'une autre société. "Pas maintenant" ajoute-t-il.
D'autres grands concurrents de Microsoft (Google, Tencent, Amazon, etc.) perçoivent également cette évolution et investissent eux aussi dans les services d’abonnement et le cloud. L'acquisition de SEGA créerait une différenciation durable dans cet environnement concurrentiel. Microsoft, dans un document interne de novembre 2020
Entendons-nous bien, pour une société de la taille de Microsoft, il est normal que les spécialistes en Fusion-Acquisition prospectent. Tous les studios cités ne finiront (probablement) pas rachetés par le géant américain. Il est cependant intéressant de voir quels sont les actifs qui ont le plus de valeur aux yeux du constructeur afin que ce dernier puisse bâtir un empire du gaming avant ses concurrents.
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L’exclusivité au cas par cas brouille les pistes
Il fut un temps où lorsqu’un constructeur achetait un studio, ce dernier développait des jeux en exclusivité pour la plateforme appartenant à l’acquéreur. Ce n’est plus vrai aujourd’hui. Quand Microsoft a acquis Mojang en 2014, il a continué de faire de Minecraft un titre multiplateforme. Malgré le rachat de Bethesda, des titres tels que Fallout 76 ou The Elder Scrolls Online reçoivent toujours des mises à jour sur les machines PlayStation. Enfin, bien que Bungie soit désormais un studio first party de Sony, le futur Marathon sortira bien sur Xbox. Microsoft a déjà assuré que Call of Duty resterait multiplateforme et serait accessible sur plus de supports en cas de rachat validé.
Malgré tout, l’entreprise américaine dirigée par Satya Nadella rend des jeux Bethesda exclusifs tels que Redfall, Starfield, et selon toute vraisemblance le prochain Indiana Jones. Officiellement, rien n’empêcherait Phil Spencer d’appliquer le même procédé sur certains titres Activision encore non annoncés. Malgré des promesses publiques d'exclusivités décidées "''au cas par cas''" lors de l'annonce du rachat de Bethesda, un échange de mails entre Tim Start (directeur financier de Xbox) et Matt Booty (patrons des studio first party) montre que tous les futurs jeux Bethesda pourraient devenir des exclusivité Xbox, nouvelles licences ou non. Cela prouve que Phil Spencer – qui décide ce qui peut être porté sur PlayStation – est plus combatif qu'il n'y paraît dans cette bataille contre Sony.
Selon Pete Hines, vice-président senior du marketing et de la communication de Bethesda, les exclusivités choisies au cas par cas engendrent des soucis de communication. Dans un message adressé aux têtes pensantes de Zenimax (dans un premier temps), il se dit en effet “confus”, ne comprenant pas pourquoi les jeux Activision pouvaient sortir sur PlayStation “mais pas TES 6 ou Starfield”. D’une manière générale, Microsoft est ballotté entre son envie d’accroître son MAU (les utilisateurs actifs mensuels), et celle de faire rayonner la marque Xbox grâce à des exclusivités, en espérant que les joueurs achètent des consoles et/ou s'abonnent au Game Pass. Le géant américain se félicite d'avoir une dizaine de jeux sortis ayant des communautés excédant les 10 millions de joueurs, pour un MAU global suppérieur à 150 millions.
Durant son témoignage, Satya Nadella a déclaré, peut-être avec une pointe d'ironie, qu'il "aimerait bien se débarrasser des exclusivités", mais que cela n'est pas possible car "l'acteur dominant a défini la concurrence du marché à l'aide d'exclusivités". Ne jouons pas les étonnés, ce témoignage insiste plus sur les méthodes de Sony pour asseoir sa position de leader que sur l’envie réelle de Microsoft de sortir ses jeux partout. Les événements qui se déroulent outre-Atlantique nous ont appris qu’en 2021, Phil Spencer a soudainement décidé de faire de tous les futurs jeux Bethesda des exclusivités Xbox.
Sony serre les dents… et le poing
Lors du procès, Jim Ryan, le patron de SIE, est resté dans son rôle d’opposant au projet d’Acquisition. Dans une vidéo enregistrée au mois d’avril 2023, il a répété craindre des versions de Call of Duty détériorées sur PlayStation. Une donnée intéressante qui a depuis été censurée : la franchise Call of Duty aurait généré plus de 800 millions de dollars rien qu’aux États-Unis sur les plateformes de Sony et 1,5 milliard de dépenses dans le monde entier en 2021, uniquement sur PlayStation. Nous comprenons mieux pourquoi la compagnie japonaise craint d’être lésée si la fusion est autorisée.
Jim Ryan a ajouté que le Game Pass était “détesté des éditeurs de jeux vidéo” car il “dévalue les jeux”. Depuis, certains studios ont pris la défense du service sur les réseaux sociaux ou sur certains sites spécialisés. Soutien inattendu au patron de SIE lors de ces quelques jours de procès, Bobby Kotick, le PDG d'Activision, a reconnu avoir une “aversion” envers les services d'abonnement de jeux. Une déclaration peu étonnante, Kotick n’ayant jamais voulu sortir un seul jeu Activision dans le Game Pass (le prix qu'il demandait pour que cela arrive n'ayant jamais été accepté par Microsoft). Ce qui est certain, c’est que Jim Ryan n’apprécie pas le principe du Game Pass : il voit en cette proposition disruptive une menace au modèle économique traditionnel soutenu par Sony depuis des années. Et ça, l'implacable businessman britannique ne veut pas l’accepter.
En parallèle de la fusion de Microsoft avec Activision, l’entreprise japonaise est en train d’effectuer un virage risqué avec PlayStation. Lors du Business Segment Meeting 2023, Jim Ryan a insisté sur le fait que sa société allait largement miser sur le jeu service dans les années à venir. Alors que le Live Service ne représentait que 12 % des investissements durant l’année fiscale 2019, il représentera 60 % des investissements lors de l’année fiscale 2025 (contre 40 % pour les jeux traditionnels). En plus de cette évolution drastique, Sony va investir dans les nouvelles IP, les portages PC, le cloud et le mobile pour développer l’écosystème PlayStation. Un pari qui se révèle forcément dangereux pour le constructeur qui a encore tout à prouver sur ces terrains glissants.
En se montrant aussi gourmande, la société dirigée par Satya Nadella participe activement à la consolidation du marché. Différents blocs se mettent en place avec ceux de Sony et d’Embracer (même si le modèle a récemment montré ses limites), tandis que Google veut retourner dans le gaming et qu’Amazon s’est acheté la franchise Tomb Raider. L’avenir de la marque Xbox, et plus particulièrement du Game Pass, passera par de nouveaux rachats. Grâce à son portefeuille mais aussi à son expérience, Microsoft a tiré un coup de semonce qui n’est sûrement pas à blanc.