D'un haussement d'épaules indifférent, le nordique désigna la housse dans son dos, avant de se remettre à forcer l'ouverture du contenant.
- Qu'aurait bien pu faire un revenant contre nous trois, de toute façon ? Ah, je crois que j'arrive à... et voilà le travail !!
Dans un petit claquement, la coiffe du coffret bascula en arrière, révélant son trésor. Curieux, les deux camarades ne purent s'empêcher de venir constater le butin fraichement dérobé de leur ami.
Dans la boite se trouvaient trois pièces à l'éclat d'airain, ainsi qu'une petite pierre, que les flammes de la torche révélèrent être une améthyste.
- Il y a une tête de dragon sur ces pièces, s'exclama Rurick. Ça doit valoir une petite fortune !
- Puisque ta cupidité blasphématoire est satisfaite, gronda l'elfe noire, je suppose que nous pouvons reprendre ?
Le nordique hocha vigoureusement la tête, et poursuivit l'exploration sans un mot, un grand sourire gravé d'une joue à l'autre. Ses changements d'humeurs imprévisibles avaient le don d'exaspérer Nemira, mais son regain de bonne humeur allégea un peu la poitrine du khajiit, qui ne put contenir un rictus amusé.
Comme si les ruines avaient soudain abandonné l'idée de protéger leurs secrets, leur exploration se fit rapidement plus riche en découvertes. La quantité de cadavres embaumés augmenta de façon significative, et quelques meubles fournis commencèrent à se faire remarquer dans les différentes pièces qu'ils traversaient. Bien sûr, les comptoirs entoilés ne contenaient parfois que quelques bols funéraires ou un tas d'outils métalliques à l'usage obscur, mais cela leur conféra l'étrange réconfort que ce lieu abandonné depuis des millénaires avait bien été habité par des êtres vivants. Rien de tout cela n'était très exaltant à première vue, mais savoir qu'ils arpentaient les mêmes couloirs qui avaient autrefois appartenu à ces formes momifiées ajoutait un mysticisme certain à leur progression.
Si l'aménagement des lieux semblait évoluer peu à peu, cela n'était pas le cas de leur intégrité structurelle. Les murs étaient tous terriblement fissurés, et certains de leurs pas provoquaient d'abondantes chutes de poussière au niveau du plafond, leur rappelant que chaque erreur pouvait les condamner à s'étouffer sous une pile de gravats. Ils durent dû rebrousser chemin à deux reprises en l'espace de dix minutes, bloqués par un effondrement puis par un passage trop étroit, et durent même se faire la courte échelle pour traverser un amas de racines et de pierres enchevêtrées s'entassant jusqu'à la voûte du plafond. Bientôt, la lueur de leur seconde torche décru, leur laissant tout juste le temps d'en allumer une autre avant que son éclat ne s'évanouisse entièrement.
Leur prochaine découverte fut celle des mécanismes. En dépit de leur état vétuste, les leviers, chaines et poulies bordant certaines grilles sur leur chemin semblaient fonctionner correctement même après des siècles d'abandon totale. Lors de leur première tentative, le son du métal grinçant dans une pièce avoisinante leur révéla même un passage vers une salle annexe, leur donnant accès à un compartiment secret au sein de laquelle ils découvrirent plusieurs armes anciennes alignées sur une table. Le métal des lames était complètement rouillé et leurs poignées s'effritaient d'un simple toucher, mais Rurick délesta tout de même la pièce d'une dague par esprit conquérant.
Après quelques quarts d'heures supplémentaires, les lieux s'étaient fait de plus en plus riches, que ce soit en mécanismes, en mobilier ou en diversité architecturale. Forges, salles à manger, armureries, thermes, pièces aux murs gravés de récits et de légendes antiques... Il ne fit rapidement plus aucun doute que cet endroit avait été une véritable cité fourmillante d'activité, et devait renfermer d'innombrables secrets derrière ses leurs crevassés et ses portes closes. La plupart de ses mystères demeureraient là, enterrés à jamais avec leurs bâtisseurs, mais la simple perspective de savoir que cet endroit avait été aussi actif que n'importe quelle cité moderne de la surface les remplissait d'une admiration qu'ils emporteraient au-dehors avec autant de fierté que n'importe quel trésor.
Plus ils avançaient entre ces murs chargés d'histoire, plus la prouesse technique du tombeau les frappait. Il devait y avoir des dizaines, peut-être des centaines de kilomètres de galeries interconnectées dans cet endroit. Construire tout ceci sous terre avait dû prendre des siècles et des siècles, et le nombre de personnes ayant perdu la vie lors d'une telle construction devait probablement dépasser l'entendement.
Si ses camarades semblaient piqués par l'intérêt des âmes insouciantes, Renji s'était malgré lui laissé aller à une inquiétude redoublée. Passé leurs discussions émerveillées, le silence s'était réinstallé, plus profond que jamais. En l'absence de voix familières, le félin avait presque l'impression d'entendre l'appel des morts au travers de ces salles caverneuses et de leurs constructions intemporelles. Ils erraient dans l'obscurité la plus insondable depuis ce qui semblait être des heures, sans relever le moindre signe d'activité. Pas de passage vers la surface, pas de trace de l'ennemi... seulement cet espèce de néant macabre, se refermant derrière eux pour dévorer les formes quasi-monstrueuses des silhouettes projetées sur leur passage par l'éclat déclinant de leur flambeau.
Peu à peu, un élément en particulier attira leur attention. Désormais, les livres ne trainaient plus çà et là, à la merci des parasites et des moisissures, mais étaient regroupés au sein de grandes étagères de fer noir. Malgré la robustesse des structures, les rayonnages croulaient sous le poids d'ouvrages aux écritures indéchiffrables. En l'espace de quelques embranchements, des armoires du même type apparurent, puis se multiplièrent, jusqu'à recouvrir complètement certains murs. Les trois amis pensèrent tout d'abord qu'il devait s'agir d'une bibliothèque antique, mais se ravisèrent bien vite : il y avait trop de livres pour que cet endroit soit un simple compartiment littéraire.
- C'est prodigieux, souffla Nemira. C'est comme si cette partie des ruines était une sorte de gigantesque index.
Le khajiit hocha du chef. Tous ces livres renfermaient à coup sûr un savoir immense, malheureusement couché sur le papier dans une langue qu'aucun d'eux ne maitrisait. Il faudrait sûrement songer à avertir l'académie de ces découvertes, une fois la bataille terminée...
- Je propose que l'on presse le pas, se résigna Rurick, qui n'y tenait plus. Cet endroit a l'air complètement désert. Si nous tardons trop, les malfrats pourraient bien se réfugier ici en nombre sous les assauts de Rigel.
- Ne compte pas là-dessus, intervint Nemira. Cette colline est le seul avantage stratégique qu'ils ont pour sauver leur peau. S'ils abandonnent la hauteur de leur position, c'est qu'ils prennent la fuite pour de bon. Il nous faut procéder avec prudence.
- Alors quoi ? On va se contenter de faire la chasse aux fuyards ?
- Détrompe-toi. Les bêtes acculées sont les plus dangereuses de toutes. Et il est probable qu'ils connaissent déjà les lieux, contrairement à nous.
Renji soupira.
- Désolé, mais je suis d'accord avec Rurick. Je n'aime vraiment pas cet endroit. C'est rempli de livres, mais je ne sens que l'odeur des ossements. Sans parler des torches... Il faut nous hâter.
Les deux recrues le regardèrent avec inquiétude.
- Des ossements ? dit Nemira. Depuis quand est-ce que tu sens ça ?
- Est-ce que l'odeur a empiré depuis que nous marchons ? s'empressa d'ajouter le nordique.
- Je ne suis pas sûr... C'est à cause de ce satané arbre ! Son écorce empeste le bois mort... C'est tellement fort que je n'arrive pas à identifier correctement le reste. Et même sans parler d'odorat, j'ai un mauvais pressentiment. On ne sait absolument pas ce qui se trouve dans les couloirs voisins, mais ça fait des heures qu'on marche. Des hommes pourraient déjà avoir pénétré les ruines, et s'ils nous encerclent, nous sommes faits comme des rats. La prudence est une chose, mais elle ne nous sauvera pas d'un piège.
Pendant qu'il parlait, l'attitude négligente de Rurick l'avait complétement désertée. Une main cramponnée au menton, il s'était mis à faire les cents pas dans la largeur du couloir, laissant le son métallique de ses solerets résonner dans les profondeurs caverneuses du boyau. Tandis que la Dunmer s'apprêtait à lui intimer le silence, il s'immobilisa sans prévenir, puis les regarda à tour de rôle. Cette fois, les pupilles noisette de ses yeux étaient empreintes d'une clarté inhabituelle.
- Nemira, tu as pu déterminer notre position par rapport à la surface ? Le campement doit forcément communiquer avec cet endroit par une grande salle ou quelque chose du genre...
- Nous devrions déjà l'avoir dépassé, mais je doute qu'un accès commun existe entre le sommet de la colline et cette portion du labyrinthe. Il est plus probable que nous débouchions sur une autre issue semblable à celle que nous avons emprunté pour entrer.
- En d'autres mots, on ne rejoindra pas le champ de bataille à moins d'un miracle. Il n'y donc a que deux issues pour nous : rebrousser chemin, ou trouver le foutu passage qui nous sépare de ces enfoirés. Renji, tu penses pouvoir sentir la présence d'humains à proximité en te concentrant ?
Le félin acquiesça.
- J'arrive à reconnaître votre odeur à cette distance. Si tout va bien, je devrais percevoir des variations dans l'air lorsque nous approcherons d'autres personnes, à condition qu'ils soient plusieurs.
- Nous avons tout ce qu'il nous faut dans ce cas. Nemira ?
- Très bien, acquiesça l'elfe noire avec un soupir contraint. Puisque vous y tenez tant, pressons le pas...
Les trois camarades se mirent presque à courir, laissant derrière eux ces milliers de manuscrits aux pages recouvertes par le savoir des ancêtres. Longtemps, les salles, les passages et les bibliothèques se succédèrent les uns après les autres sur leur passage, toujours plus nombreux, toujours plus grandioses. Imperturbables, les couloirs continuèrent quant à eux de les guider, résonnant de l'écho de leur course sur une longueur indéterminable.
Puis vint l'immense corridor.
Au détour d'un croisement comme ils en avaient emprunté tant d'autres, Renji laissa échapper une exclamation. Parvenant à son niveau, ses camarades s'arrêtèrent, la poitrine échauffée par l'effort.
- Que se passe-t-il ? commença Rurick. Qu'est-ce que tu... oh. Oh par Stendarr, qu'est-ce que c'est que cette odeur...
Le nordique venait de se tourner vers la droite, dans la direction que fixait son ami khajiit immobile.
Si l'issue vers laquelle ils se dirigeaient initialement se poursuivait sans discontinuer, celle à laquelle il faisait maintenant face était tout bonnement gigantesque. Creusé dans la paroi comme la gueule d'un monstre aberrant, le couloir aux proportions plus qu'inhabituelles se dessinait dans les méandres obscures à l'abri de tout regard, comme si leur torche elle-même craignaient d'y risquer son éclat. S'élevant au moins cinq mètres au-dessus du sol, le plafond du boyau surplombait sans mal la galerie dans laquelle ils se trouvaient, dominant cette dernière de sa masse sombre.
Mais ce n'était pas ce sur quoi leurs regards s'étaient portés en premier.
Au sol, émergeant à moitié dans le puits d'encre noirâtre des profondeurs, les livres venaient de laisser place aux corps. Il y en avait des dizaines, peut-être plus. Les cadavres desséchés étaient répandus au sol dans le désordre, dévorés par l'obscurité moite et caverneuse. Et contrairement aux premiers qu'ils avaient découvert, ceux-ci n'étaient pas intacts. Leurs articulations étaient brisées, leurs membres sectionnés, leurs crânes et leurs poitrines enfoncés... Il semblait qu'un événement indicible se soit produit juste ici, à la frontière entre la vie et la mort, là où même les flambeaux cessaient d'apporter leur maigre réconfort.
- Tu arrives à voir quelque chose plus loin ?
La voix de Nemira rendit un peu de courage au félin. Il hocha du chef, et déglutit.
- Il y a encore des corps. Énormément, même. Le couloir se poursuit, mais je n'arrive pas à voir ce qui se trouve au bout.
- Comment ça, tu ne peux pas voir au bout ? s'enquit le nordique. Les khajiits ne sont pas censés voir la nuit ?
- Mes yeux sont bien plus réceptifs que les vôtres, fit l'intéressé d'un air grave. Mais pour qu'ils repèrent quoi que ce soit, il me faut quand même une once de lumière. Là devant... il n'y a rien du tout.
Nemira fit un pas vers le tunnel. Voyant la mine circonspecte de ses compagnons, elle leur fit signe de la suivre.
- Allez. Venez.
- Qu'est-ce que tu fais, souffla Rurick. On ne va certainement pas là-dedans !
- Réfléchis un peu, tas de ferraille. Ces corps n'ont pas été mis ici par hasard. Vu leur état, ils ont été sciemment mutilés. J'ignore quand ni pourquoi, mais leur présence est soit dissuasive, soit la preuve que quelqu'un est passé par là. Qui que soit l'auteur de ceci, cela ne signifie qu'une chose : il y a quelque chose digne d'intérêt de ce côté-ci.
Aussi déplaisant que cela lui soit, Renji partageait son sentiment. Cette scène représentait une anomalie face à l'immensité vide de la cité souterraine. Si quelque chose pouvait s'avérer être un signe de présence humaine dans ces ruines, c'était sans conteste ce qu'ils avaient devant eux.
- De toute manière, poursuit la Dunmer, c'est la seule piste qu'on a depuis qu'on est entrés. Nous n'avons pas vraiment le choix.
Un crissement de tissu déchira le silence. Sursautant, les deux comparses de Renji se tournèrent vers lui. Le khajiit venait d'arracher un pan entier de sa tunique, et était en train de se l'attacher autour du visage.
- Il n'y a pas que mes yeux qui sont plus sensibles que les vôtres, sourit-il. D'ailleurs, je vais avoir besoin d'une autre torche. Celle-ci n'en a plus pour longtemps.
Nemira lui tendit un flambeau d'un geste solennel. Sur les six qu'ils avaient reçu, il s'agissait de leur quatrième. Chacun d'entre eux savait que cela signifiait : lorsque celle-ci s'éteindrait, il leur faudrait rebrousser chemin à tout prix s'ils ne voulaient pas risquer de mourir dans les ténèbres de ces ruines.
Une fois la torche allumée, ils avancèrent, profitant de leurs deux sources d'éclairage temporaire.
Malgré leur éclat, les murs du passage demeuraient à peine discernables. Sur les parois, ils aperçurent d'étranges encoches creuses à l'utilité obscure. Le sol n'était pas moins mystérieux : entre les corps qui jonchaient ce dernier comme autant de fleurs macabres sur un champ de bataille, plusieurs piédestaux de terre cuite projetaient l'ombre de leurs angles arrondis sous le regard de leurs flammes. Naturellement, ils se gardèrent bien de s'en approcher.
Leur progression fut bien plus difficile que prévu. L'atmosphère était devenue âcre sous l'odeur des corps, et les relents de la chair séchée leur donnait presque les larmes aux yeux tant elle leur montait à la tête. À force d'enjambées précautionneuses entre les cadavres, ils purent cependant noter l'organisation répétitive des éléments les entourant. D'abord les morts, puis les trous dans les murs, et enfin les dalles de terre cuite creusant le sol à d'intervalles réguliers.
Il ne leur en fallut pas plus pour en être certains : cet endroit fourmillait de pièges mortels.
Comme s'ils avaient cessé de se dissimuler devant la découverte des recrues, ces derniers se firent bientôt plus nombreux et plus diversifiés dans leur cruauté morbide. Désactivés pour la plupart, ces mécanismes de mort laissés à nu laissaient entrevoir le sort qui attendait les trois camarades au moindre faux pas : crâne broyé par un bélier, corps déchiré par une herse de piques rouillées, pluie d'huile inflammable... Autour d'eux, les cadavres continuaient d'apparaître, seuls restes des malheureux ayant partagé ce destin tragique. Mais ce n'était pas tout. Au cœur de cette mer de morts, Renji était persuadé d'entendre d'étranges sons rauques, semblables à des respirations. Une fois qu'il fut certain d'entendre quelque chose, il voulut faire part de ses inquiétudes à ses amis, mais ces derniers semblaient affairés à la tâche plus pressante de leur survie immédiate.
- Je n'aime pas ça... chuchota Rurick dans un cliquetis de métal froissé. Je n'aime pas ça du tout...
Étant le seul à posséder une protection susceptible de le sauver face à certains pièges, le nordique devait marcher en tête de son côté de la galerie. Si Renji pouvait compter sur sa vision afin de repérer les détails infimes sur son chemin, Rurick n'avait droit qu'à sa torche et aux conseils prudent de Nemira qui, bien qu'avisés, ne suffisaient pas à le rassurer complètement devant le risque de finir empalé à chaque instant. Heureusement pour lui, les antiques mécanismes ne semblait plus en état de fonctionnement : ils croisèrent plusieurs dalles toujours enfoncées sans effet apparent, et la plupart des piques de fer peinaient à rentrer dans leurs réceptacles, bloquées dehors par les morceaux d'ossements coincés dans leurs engrenages mortels.
Malgré tout, progresser entre les corps et les pièges était une tâche des plus ardues. Faire plus de cinq mètres par minute était pratiquement impossible, et il leur fallut plus d'une demi-heure pour atteindre le bout du couloir. Leurs enjambées se mirent à produire des couinements infects contre le sol, maintenant couvert d'une substance noirâtre et huileuse. Bientôt, Rurick s'arrêta, posant les mains sur les cuisses pour reprendre son souffle. En plus d'être épuisant, retenir sa respiration à presque chaque pas sans savoir s'il serait le dernier avait le don de jouer sur les nerfs. Le khajiit n'en menait pas plus large : ne parvenant plus à identifier la source des râles sourds, il commençait à se demander si ces derniers ne provenaient pas directement de l'intérieur des murs.
«Il faut qu'on sorte d'ici avant que cet endroit ne me rende fou, songea-t-il.»
- Prêts pour une deuxième lancée ? plaisanta Nemira d'un air nerveux.
Ils la regardèrent. Contrairement à ce qu'ils pensaient, le mur de droite ne venait pas condamner leur progression, mais s'effaçait sur le côté, laissant un second corridor se dessiner en succession du premier.
- Une blague, souffla Rurick. C'est une foutue blague...
Réalisant que l'éclat de leur torche ne portait que sur les méandres ténébreuses du tombeau, ils se ravisèrent. Ce couloir semblait tout aussi interminable que le premier, à une différence près : si les cadavres les avaient jusqu'à maintenant renseigné à peu près correctement sur la position des défenses mortelles du donjon, plus aucune trace de corps ne se trouvaient devant eux.
Il n'y avait que deux options : soit les pièges étaient tous derrière eux, soit personne n'était encore parvenu jusqu'ici sans mourir. Dans le second cas, parcourir cent mètres de plus alors que chaque pas pouvait s'avérer fatal relevait du suicide, purement et simplement.
Prudemment, Nemira fit mine d'avancer dans la galerie, puis se ravisa.
- Je ne sais pas vous, les garçons, mais je n'ai aucune envie de venir tapisser le sol de cet endroit avec mes entrailles. J'ai vu assez d'aventuriers découpés en pièces pour aujourd'hui.
Voyant que leur ami nordique ne parlait pas, le félin hocha la tête.
- Sans façon. Tu as raison, faisons demi-tour. Si notre torche dure suffisamment longtemps, nous pourrons...
- Une minute.
Quelque chose dans l'intonation de Rurick les alerta immédiatement. Ils firent volte-face.
- Ce qu'il y a autour de nous ressemble aux restes d'un groupe d'explorateurs... mais pas les corps qu'on a vu à l'entrée du tunnel.
L'elfe noire haussa les épaules.
- C'est une ruine funéraire nordique. Il y a des macchabées. Rien de bien surprenant.
- Tu ne comprends pas. Tu as vu l'état des corps ! S'ils étaient endommagés même après avoir été embaumés, qui leur a vraiment fait ça ? Et pourquoi ?
- Tu te fais des idées, Rurick. Rien de plus.
- Si ce n'est rien, alors qu'est-ce que j'entends depuis tout à l'heure ?
- Qu'est-ce que tu racontes, répondit Nemira en fronçant les sourcils. Il n'y a r...
Renji pensait avoir rêvé face à ces sons gutturaux. À cet instant, il comprit qu'il n'en était rien. Quelque part au fond du tunnel, comme attisés par les bribes résonnantes de leur conversation, les grognements caverneux étaient de retour. Cette fois, il n'y avait aucun doute possible : ce qui venait des ténèbres ne se situait pas dans les confins de son esprit.
Se tournant de nouveau vers ses compagnons, le khajiit réalisa avec stupeur que la Dunmer était devenue blafarde.
Il savait que ce n'était jamais bon signe.
- On dirait que ça se rapproche... s'alarma-t-elle en portant les mains aux hanches pour saisir ses lames.
Renji fut pris d'un hoquet de panique. D'abord sourd, le grondement mortuaire venait de se diviser en dizaines, en centaines de respirations éraillées par les siècles de noirceur de cette nécropole labyrinthique.
Ils voulurent reculer. Trop tard. Précédée par son vacarme, la vague émergea soudain des profondeurs. Des dizaines de cadavres ambulants surgirent des ténèbres à moins de dix mètres, se ruant vers eux dans une course frénétique.
Si Renji s'était embarqué dans cette mission résolu à ôter des vies si nécessaire, rien n'aurait pu le préparer à ce qui venait de les trouver dans les méandres de la terre.
Les mains décharnées aux doigts inhumainement longs, agrippant d'une force sinistre les manches de haches à la rouille teintée d'hémoglobine. Les bras, secs comme des piliers de calcaire, aussi noirs que le fer des étaux grossiers mordant leur chair morte en guise de protection. Les bouches, grotesques puits de noirceur hurlante, cernées de dents déchaussées s'agitant dans leurs cavités au rythme hystérique de la procession sépulcrale. Les torses gonflés, les ventres enfoncés, les corps aux proportions devenues maladives sous l'éternité de leur captivité servile, projetant en avant leurs membres dans des angles impossibles en vue de faire taire à tout jamais le moindre souffle de vie ayant perturbé leur ronde éternelle.
Et ces orbites bleues, si monstrueusement froides...
Renji était paralysé. Cloué sur place par la vision d'horreur indescriptible qui lui faisait face, il revoyait ces mêmes éléments par flashs incohérents et désordonnés. Instant après instant, de nouveaux détails sordides lui parvenait, toujours plus glaçants, toujours plus proches. Ces spectres aux dessins absolus venaient d'enfoncer grandes ouvertes les portes menant à ses craintes les plus indicibles, jusqu'à rendre inévitable le seul constat que son esprit pouvait encore former dans la marée de torpeur qui le noyait tout entier.
Il allait mourir ici.
À côté de lui, Rurick se confondait en injures terrorisées. Plusieurs sons lui parvinrent là où Nemira se trouvait, mais les tons sombres de son visage avaient déjà rejoint les ténèbres. Il ne savait même pas s'il respirait encore.
Comme dans un rêve, il vit le nordique poser quelque chose par terre. Une puissante lumière rouge envahi le corridor, suivie d'un fracas assourdissant.
Il tomba.
Non, il montait. Une force invisible le tractait quelque part en hauteur, mais il ne voyait personne. Il lâcha sa torche, et presque immédiatement, la marée de cadavres en submergea l'éclat. Bientôt, tout se confondit dans une obscurité étouffante, si bien que tout ce qui demeura fut le son des respirations squelettiques en-dessous de lui.
Il rouvrit les yeux.
Soudain, il reprit conscience. Avec une clarté salvatrice, il sorti des méandres brumeuses de sa conscience pour réaliser où il se trouvait.
Attaché par une force invisible qui lui compressait la poitrine, il se trouvait à une trentaine de centimètres du plafond, les bras et les jambes pendant dans le vide. En-dessous, des centaines de pupilles d'azur étaient braquées dans sa direction, attendant qu'il tombe sans un geste.
Il ne tomba pas.
En contrebas, la masse cadavérique se balançait en symbiose dans un mouvement presque rituel. À chaque expiration, un relent pestilentiel insoutenable s'échappait de leurs cavités faciales béantes, dans un son de papier froissé absolument indescriptible. Voilà ce qu'ils avaient entendu un peu plus tôt.
Ils... Où étaient les autres ?
Malgré l'inconfort de sa position, il pouvait tourner la tête sans mal. C'est ainsi qu'il tomba nez-à-nez avec Nemira, recroquevillée dans un renfoncement du plafond à la manière d'une grande araignée. Plaquant ses deux bras de part et d'autre d'elle, elle se maintenait en hauteur sans un mot, le regardant en silence.
Un éclat étrange attira son attention.
À la ceinture de l'elfe, une sorte de bobine de fil ressortait dans un angle singulier, comme attirée par quelque chose se situant entre eux.
Suivant cet objet invisible des yeux, il compris rapidement que l'objet, c'était lui. Partant de l'elfe, le fil d'ébonite s'enroulait autour d'une poutre dépassant du plafond, puis venait enserrer son pourpoint, mordant le cuir avec avidité dans l'effort désespéré de le maintenir en suspension. De toute évidence, il tenait.
Pour l'instant.
- Où est Rurick ? haleta-t-il avec difficulté en sentant les coutures de son torse se distordre sous la pression.
- Plus loin, fit la Dunmer à voix basse. Il devrait tenir bon.
Le félin parcouru le couloir des yeux. Partout où se portait son regard, le nordique demeurait invisible. Son sang se glaça. Était-il trop tard ? Ce bref instant d'inattention avait-il suffi à lui coûter la vie ?
L'heure se prêtant mal aux considérations du potentiel sort de leur ami, il reporta son regard sur la horde grouillante.
- Tu as une solution ?
Il regarda la Dunmer.
- Non. Et toi ?
- Disons que j'attendais de savoir si tu avais une meilleure idée que la mienne. La fourrure de tes pieds ne dépasse pas, rassure-moi ?
- Non. Qu'est-ce que tu...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Sans prévenir, Nemira lâcha le mur, et se mit à tomber, jambes en avant. Du même coup, sa bobine se tendit, tractant brutalement le khajiit vers le haut. Il heurta la poutre au-dessus de lui avec un gémissement sourd, tandis que sa camarade brusquement freinée dans son élan entamait un mouvement de balancier le long du corridor. Alors qu'elle parvenait au niveau des centaines de corps entassés en attendant sa chute, une fine lueur orange quitta la paume de sa main, venant frapper le sol sur lequel ils se tenaient.
Un flash embrasé naquit au creux de la foule cadavérique, se répandant sur l'huile qui couvrait l'ensemble du couloir. Alors que l'explosion projetait les premiers morts dans toutes les directions avec un tremblement surpuissant, une série de cliquetis retenti dans l'obscurité.
Et soudain, tout ne fut plus que sang, flammes et acier.
Le 10 août 2023 à 12:26:47 :
Y'aura un deuxième chapitre pour t'attendre en tout cas
Dieu que je t'aime.
EDIT : Je lis tout ça dès ce soir.
Le peuple (c'est-à-dire moi), quémande la suite.
Prochainement
J'ai hâte, surtout que le passage de la "bibliothèque" (même si tu l'as largement embelli) était l'un des mes favoris en terme d'ambiance. Tu arrives vraiment à nous transporter et une des choses que j'aime particulièrement dans ton écriture c'est les petites digressions (enfin pas vraiment car elles s'insèrent parfaitement dans ton propos) qui abordent des sujets parfois communs, mais que tu traites d'un angle de vue différent.
Je pense par exemple à la tirade sur la famille d'Anskar, que tu relies avec le but des Compagnons, si ce n'est leur raison d'être, d'une manière plus que convaincante.
C'est quelque chose que je trouve très prenant, puisque tu donnes vie non seulement aux personnages et à l'univers, mais avant tout aux idéaux auxquels on est parfois sensibles au travers de tes écrits. Tu traites certains sujets avec tant de précision, mais d'une manière à la fois emplie d'orgueil, de nostalgie voire de mélancolie, que l'on pourrait presque les ressentir nous même.
C'est peut-être ma sensibilité personnelle qui parle, mais j'ai vraiment cette impression de "tangibilité" de tes écrits, car les émotions que tu veux partager font clairement mouche en moi.
Bref continue, car j'avais oublié à quel point lire ta fic était un régal.
Chapitre 58
Le cliquetis de l'épée s'échappant de son fourreau fut le premier son qui émana de Rigel depuis que le jour s'était levé. Le regard noisette du bréton se fit plus ferme, prenant un éclat aussi dur que l'entrelac d'écailles et d'acier de son casque. D'une main aux doigts souples, il plaqua sa vieille carte de toile contre un rondin érigé en table de fortune. L'autre, quant à elle, se cramponna de plus belle à la lame qu'il venait de tirer, captant l'éclat fugace de la lanterne posée à ses pieds.
Il se retourna. Devant lui, trois-cent trente hommes et femmes l'attendaient immobiles, attendant patiemment son signal pour en découdre.
Il parcouru du regard ceux qui se tenaient le plus près. Parmi les branchages muets, huit silhouettes se tenaient dans le halo brumeux de sa lanterne.
Toutes les huit étaient membres de la Ronde, extension honorifique du Cercle des Compagnons. Bien qu'officieux, ce conseil n'était accessible qu'à une infime portion des guerriers ayant un jour poussé les battants de Jorrvaskr. Et présentement, il n'existait aucun groupe à la surface de cette terre auquel il faisait plus confiance qu'à ce dernier pour ce qui allait suivre.
Njada Bras-de-pierre, véritable barrière impénétrable de métal et de fureur, fraichement bénie du Cercle. Oka et Zede-Tei, les frères du froid, qu'aucune âme ne pouvait se vanter d'avoir vaincu. Kazar, l'Alik'r de Vendeaume, plus grand épéiste que leur ordre ait connu de mémoire d'homme. Torvar, l'ivrogne au mille histoires, dont le penchant pour la boisson n'égalait que l'inconcevable chance au combat. Riekla Perce-écailles, disciple d'Aela et meilleure chasseuse de l'ouest nordique. Athaltus, le colosse marin, navigateur émérite et fléau de la Mer des Fantômes. Athis, l'épée noire, plus acharné des guerriers de l'ancienne Jorrvaskr.
Ces individus étaient rompus à la stratégie et au combat sous toutes ses formes, et excellaient dans leur domaine au point d'y dominer même leurs pairs les plus brillants. Si chaque être voyait sa valeur déterminée par son efficacité, alors ils étaient de véritables diamants, raffinés sous la pression constante d'années de conflits innombrables. Ces combattants étaient prêts à donner leur vies pour lui, et avaient montré leur capacité à agir dans les intérêts des leurs à travers toute la province, sans jamais faillir. À force d'exploits répétés, c'était désormais sous le sceau de ces âmes farouches que brillait la réputation des fils d'Ysgramor à travers le nord tout entier.
Exception faite de Shazam, Ria, Sheik et Vilkas, tous les membres de la Ronde se trouvaient sur place. Et Rigel savait que chacun se battrait aujourd'hui jusqu'à son dernier souffle. Aux commandes de leur petite armée, ils avaient la force de l'expérience comme celle du nombre. Mais par-dessus tout, ils avaient avec eux la détermination de ceux que seule la mort pouvait entraver.
Lentement, le bréton leva son épée. Pointée droit vers les sommets boisés, dressée fièrement dans le froid de cette matinée d'hiver, cette lame était le symbole qui avait réuni les hommes de toute la contrée dans cette entreprise. Cette fois, nul n'émit de son. Le cri des soldats était silencieux. Bientôt, celui de la bataille les envelopperait tous, se chargeant de parler pour eux.
- Hier soir, dit Rigel d'une voix à l'amplitude volontairement restreinte, nous avons dormi. Parfois mal, parfois d'une oreille, parfois rongés par la peur. Pour certain, il s'agissait du dernier sommeil avant la longue nuit. Avant Sovngarde. Mais pour d'autres, il s'agira de la première d'une longue série d'aubes portées par le soleil de l'espoir. Car ce que nous commençons aujourd'hui, aucun groupe, aucune loi ni aucune armée ne saura l'arrêter ! Ce que nous entamons, ici, aux premières lueurs, est le début d'un voyage contre l'injustice ! Contre la peur ! Contre le chaos !
Toujours sans un cri, les lames se mirent à cliqueter. Les piques, les haches et les glaives se tendirent par dizaine, puis par centaines. Dans un concert d'acier étouffé, chaque bras rejoignit la direction que pointait celui du Héraut, comme autant de cimes levées vers l'éclat du jour à venir.
- Derrière cette butte, ceux qui festoient sur la souffrance de notre peuple dorment. Sans mal. Sans peur. Sur leurs deux oreilles. Ils se repaissent des souffrances de nos familles pour apaiser les leurs, car leurs âmes malades sont depuis longtemps devenues sourdes à la justice ! Aujourd'hui, nous serons la voix qui perce à travers les ténèbres ! Aujourd'hui, nous serons le cor de la justice qui résonne à leurs oreilles ! Aujourd'hui, nous serons la vengeance que réclament les ancêtres et les camarades qui nous regardent depuis là-haut, à travers ces arbres !
Rigel fit une seconde pause. Il dévisagea brièvement les traits assombris de ses interlocuteurs, puis baissa lentement son épée, droit derrière lui, comme pour fendre la montagne les séparant de leur cible.
- Eh bien, mes camarades. Prenez position. Que l'assaut commence !
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La vision du khajiit mit une bonne vingtaine de secondes à se préciser. Lorsqu'il fut sûr qu'il était bien en vie, il se redressa en prenant appui sur son genou. Par miracle, le sol ne s'effondra pas sous son poids. Il regarda autour de lui, hébété.
D'un seul coup, des centaines de mécanismes avaient ébranlé les couloirs du tertre, activant autant de pièges mortels. La déferlante d'acier s'était abattue sur la horde avec une rapidité impitoyable, sans laisser le moindre échappatoire à ce qui foulait du pied les galeries antiques. Le chaos avait été tel que Renji n'aurait su dire exactement ce qu'il s'était passé ensuite. Mais une chose était sûre : ce déchaînement de violence mécanique avait laissé le décor méconnaissable.
D'innombrables monticules de cadavres désarticulés jonchaient le sol, réduits en un enchevêtrement incompréhensible de membres et de corps déchiquetés dont la chair encore incandescente venait éclairer la scène d'un filtre rougeâtre. Dans la mêlée, les dépouilles des aventuriers malchanceux n'avaient pas échappé à ce sort, et s'étaient retrouvées transformées en une immonde bouillie exsangue qui venait couvrir jusqu'aux murs du passage, rendant la vision de ce corridor réellement cauchemardesque. Derrière lui, le son de l'acier mutilant la chair déchirait le silence à intervalles réguliers, imperturbable, attendant qu'une force extérieure ne vienne sonner la fin du massacre.
La seule chose rassurante à la surface de ce tableau d'horreur était qu'il se trouvait désormais réellement vide de toute présence hostile.
- Renji ! cria une voix. Le levier est bloqué, viens m'aider !
Loin de s'appesantir sur le carnage environnant, l'elfe noire se tenait quelques mètres plus loin, encadrée de ténèbres dévorant à moitié sa silhouette. Devant elle, une protubérance de pierre de quelques centimètres sortait du mur, crachant quelques volutes de fumée noirâtre.
- Vite, continua-t-elle. Il faut rallumer la torche avant que ce soit de nouveau le noir complet.
La lucidité de Nemira ne cessait de l'impressionner. Malgré le chaos, elle avait eut le réflexe de récupérer sa torche et de la conserver en sécurité durant le carnage qui avait suivi. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il se serait retrouvé condamné à errer dans le noir complet pendant des jours à la recherche d'une sortie.
N'ayant guère de temps à perdre, il garda ses flatteries pour lui, et tituba jusqu'à la Dunmer pour lui prêter main-forte. Ils durent pousser de tout leur poids contre le levier avant que le mécanisme ne s'abaisse dans un crissement métallique, laissant jaillir une gerbe de flammes de l'orifice. Sans attendre, la Dunmer saisit sa torche, et en passa l'extrémité à travers le torrent incandescent.
- Bien, soupira-t-elle en lui tendant le flambeau. C'est notre avant-dernière source de lumière. Maintenant, nous n'avons plus qu'à trouver Rurick et ficher le camp d'ici. Aide moi à désactiver ça, ou nous allons tous les deux finir grillés sur place.
Non sans mal, ils forcèrent la barre dans sa position d'origine, mettant fin au déluge infernal. Cela fait, ils observèrent l'endroit par lequel ils étaient arrivés.
Dans l'obscurité dansante des corps en feu, les gigantesques hachoirs se balançant le long du corridor achevèrent vite de les convaincre que Rurick n'avait sans doute pas fait marche arrière. Aussi larges qu'un homme, les lames parcouraient l'air à un rythme effréné, rangée après rangée, broyant les débris cadavériques encore coincés dans leurs encoches plus qu'elle ne les tranchaient.
Ils se tournèrent vers l'avant.
Depuis que la vague de morts avait émergé des profondeurs, pas un son n'en émanait. Les murs étaient dénués de fissures, et même les racines de l'arbre qui surplombait les ruines ne semblait pas oser perturber l'ordre millénaire des constructions. Aucune trace ni inscription ne venait couvrir la pierre froide, et leur torche ne révéla aucun mobilier ou objet susceptible de les renseigner sur l'utilité ou la destination de ce passage.
- S'il y avait des pièges, une centaine de squelettes titubants n'auraient jamais fait tout ce chemin, n'est-ce-pas ?
La Dunmer acquiesça.
- Se faufiler à travers les innombrables mécanismes du couloir précédent pour se voir confronté à une horde de draugrs... puis devoir choisir entre leur faire face ou se ruer précipitamment en arrière, droit sur les piques, les flammes et les chausse-trappes. Voilà un stratagème glaçant d'efficacité. Je comprends mieux comment les anciens de ces terres ont protégé si longtemps leurs secrets.
- Eh bien, ces secrets feraient mieux d'en valoir la peine...
La voix de Rurick failli faire sursauter Renji, mais sa vision l'avait informé de la présence du jeune nordique juste avant que ce dernier ne s'adresse à eux. Prostré en position assise dans un renfoncement du mur, il semblait s'être encastré lui-même dans la pierre. Ignorant comment il avait pu parvenir si loin sans attirer l'attention des morts, le khajiit lui tendit une main pour l'aider à se dégager. Il s'y repris à trois fois, mais son ami finit par jaillir de son carcan rocailleux, se retrouva précipité au sol dans un gémissement suffoqué.
Alors que son armure s'illuminait sous l'éclat crépusculaire de sa torche, Renji comprit comment son camarade avait survécu. Le métal de la plate était complètement noirci, et quelques dentelures venaient écorcher la courbure autrement lisse de son plastron.
Rurick n'avait pas contourné les morts. Il avait traversé la horde frénétique et bravé la mer de feu en même temps, profitant de la lueur aveuglante des flammes pour échapper au regard sépulcral des gardiens des lieux.
- Comment as-tu supporté la chaleur ? souffla le félin.
- Disons que tu n'es pas le seul à avoir hérité d'un équipement à la hauteur de ta témérité.
En parlant, Nemira avait désigné la pertuisane dépassant de ses épaules.
- Pour lui, repris l'elfe, cela aura simplement pris plus de temps. Après tout, cet idiot s'est mis en tête qu'il voulait une armure capable de supporter le feu d'un dragon. Je ne suis pas sûr qu'il ait réalisé qu'un alliage résistant aux flammes allait prendre des semaines quand il l'a commandé à Shazam. Et puis, même la Forgeciel serait incapable d'égaler le souffle d'une telle créature, si tu veux mon avis. Enfin, toujours est-il que ses lubies ont effectivement fini par lui sauver la vie...
Sans répondre, Rurick se leva avec difficulté, et retira doucement son casque, comme pour être certain que ce qu'il contemplait était bien réel.
- Alors ça, gémit-il. Si on m'avait dit que je verrai ça un jour... Vous... Vous croyez qu'il en reste encore ?
- Tu as l'air tiré d'affaire, répondit la Dunmer.
- Par les Neuf, je... l'odeur ne veut pas partir.
- Ça, il fallait y songer avant d'aller câliner le cimetière local au milieu d'une fournaise.
- Je crois... Je crois que je dois…
Le nordique ne finit pas sa phrase, forcé de restituer son dernier repas contre la pierre lisse.
Sentant la pression retomber, Renji pris conscience de ce à quoi il venait d'échapper. À en juger par ce qui les attendait dans ce tunnel, nombreux était ceux à ne pas avoir eu leur chance. Et le lot incluait certainement des explorateurs nettement plus chevronnés que leur petite équipe.
- Alors, tu... Tu avais tout prévu ? balbutia Renji à l'adresse de l'elfe noire.
- Tout ? Non. Si le sol n'avait pas été inflammable, nous serions morts tous les trois.
- Rassurant de savoir que… nos arrières sont assurés, ironisa Rurick en s'essuyant la bouche du revers de la main. Enfin... je suppose qu'on va devoir continuer, hein ?
Nemira hocha silencieusement la tête, et fit quelques pas en avant.
- Allons-y. Le temps presse.
- Laissez-moi une minute, plaida le nordique avec empressement. Juste… quelques minutes…
Ne pouvant poursuivre dans l'état de leur camarade, Renji s'assit un moment contre la pierre carbonisée, en profitant pour reprendre son souffle. L'effort pourtant maigre de dégager Rurick avait suffi à lui donner le tournis. Évitant de repenser aux images abominables qu'il venait de voir, il ferma les yeux tâchant d'adopter une respiration plus posée malgré les suppliques de son estomac se retournant sur lui-même.
Cela ne lui fut pas d'une grande aide. Le tissu lui couvrant le visage ne masquait pratiquement plus des relents putréfiés flottant dans l'air âcre du corridor, et son propre souffle suffisait à lui donner la nausée. Dans son dos, la pierre du mur encore chaude contrastait avec la froideur morbide de l'armée de regards pâles qu'il revoyait en fermant les yeux. Sans savoir pourquoi, il avait la sensation persistante que cette myriade d'yeux spectraux auraient fini par le happer définitivement si Nemira ne l'avait pas sorti de là.
D'un regard fébrile, il observa le tissu huileux de sa torche se consumer lentement. Les lambeaux incandescents se dispersaient dans l'obscurité un par un comme des papillons de feu, avant d'être étouffés par l'infini noirâtre du donjon. Si les lumières s'éteignaient, ils étaient condamnés. Se changerait-il en une de ces créatures aux pupilles de glace s'il mourait ici ?
Il se releva.
- Vous êtes prêts ? demanda-t-il d'une voix qui se voulait assurée.
Les deux autres recrues acquiescèrent, et fermèrent la marche derrière lui.
La traversée fut éprouvante. La voie, d'abord dégagée, se retrouva bientôt de nouveau ensevelie sous les dépouilles des draugrs. Ils avançaient entre de véritables monticules de corps, et leurs jambes s'enfonçaient profondément entre les cadavres, figés en un enchevêtrement pestilentiel de membres décharnés. De temps à autre, les pieds de Rurick ou Renji se posaient sur une cage thoracique ou un crâne, les faisant plonger jusqu'à la cheville dans la chair morte. Si Nemira semblait naviguer avec plus de facilité, son expression grave n'avait rien de rassurant. Tout pouvait encore arriver.
Une dizaine de minutes leur fut nécessaire pour atteindre le tournant suivant. La lumière oscilla quelques instants sous l'effet d'un souffle caverneux, puis retomba lentement, à peine assez pour révéler la structure les murs couturés de cicatrices. Attentif, Renji pu confirmer que leur situation ne s'améliorait guère : des corps à n'en plus finir, des parois rongées par l'humidité, quelques pièges désactivés... La situation semblait similaire en tout point à ce qu'ils avaient vécu dans le couloir précédent.
Comme pour confirmer son pressentiment, un grondement bien connu des recrues se fit entendre au cœur des ténèbres.
- Attendez... lâcha Rurick. Ne me dites pas qu'il en reste encore...
Identifier précisément l'origine du son était impossible, mais sa provenance ne faisait aucun doute : contrairement à la fois précédente, le grondement ne provenait pas du corridor. Non, cela venait des piles de cadavres noirâtres les entourant. Était-elle piégée sous le poids de ses congénères terrassés ? Ou bien se dissimulait-elle volontairement, tapie dans l'ombre, guettant une occasion ?
Déglutissant, Renji fit sauter l'attache de fer fixant sa pertuisane au dos de son pourpoint d'un coup sec. Ils n'avaient pas d'autre choix que d'y aller. Laissant Nemira saisir sa torche, il empoigna son arme à deux mains, serrant le manche d'obsidienne entre ses doigts avec une vigueur maladive. Il avança.
Avec une lenteur rituelle, ils avancèrent entre les défunts, guettant tout mouvement sur leur route. La respiration graveleuse du draugr continuait d'envahir l'espace, imperturbable, dotant de voix les formes monstrueuses de leurs ombres projetées sur les murs par la torche.
Soudain, alors que le son des exhalations caverneuses s'était presque mêlé à leurs respirations essoufflées, leur flamme vacilla violemment sous une force invisible, se repliant sur elle-même jusqu'à presque disparaitre. Poussant une exclamation d'horreur qui résonna à travers les parois du souterrain, Nemira plaça une main devant le flambeau pour le protéger. En réponse, un second, puis un troisième souffle se mirent à retentir quelque part devant eux. Avec un frisson qui n'avait rien d'associé à la bise qui venait de traverser le tunnel, Renji contracta de plus belle ses mains sur son arme, plantant ses griffes dans ses paumes au point de les faire saigner. Les morts étaient en train de s'activer. Mais ce n'était pas tout. Cette rafale soudaine était froide. Brève, mais puissante. Trop puissante pour ne pas venir de l'extérieur.
Quelques instants de calme suivirent, puis une seconde bourrasque parcouru le corridor, plus violente et plus longue que la précédente. L'elfe noire se retourna vivement, faisant barrage de son corps pour préserver leur précieuse lumière, dont l'intensité chuta si fort qu'ils retinrent leur souffle pendant plusieurs secondes.
- Nemira, chuchota Rurick. Passe-moi ta torche, je vais allumer la dernière. Si ça s'éteint ici, nous sommes finis.
La Dunmer hocha la tête et lui tendit le brandon, dont le halo salvateur avait été réduit à une sphère de quelques décimètres.
- Merde, jura-t-elle. Le vent a presque arraché le tissu ! Si ça continue, elle ne s'embrasera même pas.
- Ca s'allume pas... grogna Rurick en essayant de rapprocher la torche de la sienne. Renji, essaye à ma pla-
Le khajiit n'entendit pas la fin de sa phrase. Une force invisible balaya le félin avec une violence innommable, le projetant contre un mur comme une poupée désarticulée. Il sentit chacun de ses os grincer violemment au contact de la pierre froide, puis s'effondra au sol dans une explosion de douleur qui failli rompre le fil de sa conscience. À genoux, il se releva précipitamment et brandit sa pertuisane vers l'avant, poussant un feulement paniqué. Entre ses doigts crispés, l'arme semblait peser une tonne.
Plissant les yeux, il distingua une forme diffuse, seulement quelques mètres devant lui. Là ou devrait se situer sa tête, deux orbes bleus luisaient d'un éclat spectral. Il n'avait pas le temps d'hésiter.
Mû par une terreur primitive, le khajiit se jeta en avant, raffermissant sa prise sur sa pique du mieux qu'il put. En réponse, une lueur froide naquit à un mètre du sol, afin de monter brusquement.
«Sa main ! Il va-»
Un cube d'un bleu vibrant apparut dans les airs à partir de rien, avant de s'allonger brutalement en une lance effilée. Avant que la pique n'entame sa course vers lui, le Compagnon arma son coup, et frappa de toutes ses forces vers l'avant. La stalactite explosa en un nuage de givre au contact de sa lame, projetant des éclats de glace arcanique dans toutes les directions. Sentant son oreille se fendre sous le passage d'un fragment, le khajiit laissa échapper un grognement. Il préférait ne pas voir ce que donnait une telle incantation sur un corps constitué de chair et d'os.
Il jeta un regard de côté, captant la lueur de la torche tombée au sol. Ses camarades n'étaient plus dans son champ de vision.
Entamant une nouvelle charge dans un élan d'urgence, le khajiit se prépara à frapper de nouveau. Il leva sa lame, puis l'abattit lorsqu'il arriva à portée de la créature. Cette dernière leva un glaive rouillé pour tenter de bloquer sa frappe, mais Renji avait répété ce même geste des centaines de fois : malgré le poids de son arme, il était plus rapide. La chair se fendit sous la pression de l'obsidienne, et les os du draugr émirent un craquement sinistre en s'effritant sous la trajectoire impitoyable de son coup. Son arme termina sa course entre les hanches de la chose, laissant la portion gauche de son torse pencher sur le côté comme un roseau de chair putride.
Il ne s'en réjouit pas. Dès que la pertuisane avait pénétré son corps, Renji avait senti que quelque chose n'allait pas. Son coup était trop précipité, mais surtout trop puissant pour le corps sans vie de cette créature. Tirant de toutes ses forces, il tenta de se dégager, mais la lame demeura figée dans l'os de son bassin. Avec le désarroi de ceux comprenant trop tard leur erreur, il vit le draugr lever son autre bras en arrière. Le membre squelettique balaya l'air horizontalement, fouettant les côtes du khajiit avec une vigueur effroyable. Un filet de sang jaillit entre les canines de la recrue, mouillant ses lèvres d'une hémoglobine amère. Sa vision se brouilla.
Quelque chose de lumineux passa au-dessus de lui, changeant l'obscurité étouffante des ruines en un océan de blancheur aveuglante. Il n'eut que le temps de penser qu'il ne pouvait pas s'agir d'une nouvelle stalactite. Une fraction de seconde plus tard, le son d'une déflagration incroyable lui vrilla les tympans, le précipitant au sol. Il roula sur le dos en suffoquant, incapable de reprendre pied. Il ne voyait plus qu'un amas de formes floues s'agiter dans tous les sens, accompagnées du bourdonnement de ses oreilles et des battements affolés de son cœur.
Une silhouette passa finalement au-dessus de lui, puis se figea. Les deux orbes bleus luisaient toujours. Malgré son état de semi-conscience, Renji parvint à se redresser sur ses coudes, et évita de justesse un coup destiné à sa gorge. Le son du fer raclant le sol suffit à le tirer de sa torpeur, et ses sens s'éveillèrent à la vue du mort, assit à califourchon sur son torse. Le poids de la créature émaciée était presque indiscernable et la pointe de son arme était émoussée par la rouille, mais cela serait bien suffisant pour l'immobiliser le temps de lui ôter la vie.
D'une main, le félin arma ses griffes et visa le crâne du macchabée. Mais alors que ses doigts parvenaient au niveau des yeux de la créature, cinq doigts squelettiques émergèrent des ténèbres pour venir enserrer son poignet, stoppant net son assaut. Abasourdi, il regarda de nouveau le revenant, avant de comprendre.
La crevasse sectionnant son torse en deux avait disparu. Il s'agissait d'un autre draugr.
L'épée se leva de nouveau, et le khajiit sut que sa main libre n'atteindrait jamais son arme. Dans un réflexe de survie viscéral, il se cambra, puis balança ses genoux dans le dos du défunt, provoquant un léger craquement. Déviée par le choc, la lame tomba de nouveau, traçant un profond sillon le long de la joue de la recrue. Serrant les crocs sous la douleur, il frappa de plus belle entre les omoplates du mort. Cette fois-ci, ses vertèbres se brisèrent, mettant un terme à l'étreinte exercée par ses jambes osseuses. Roulant légèrement en arrière, Renji dégagea ses pieds, et frappa de plein fouet l'abomination, projetant ses talons contre son crâne avec la force du désespoir. La nuque de la chose s'immobilisa dans un angle improbable, stoppant le mouvement de son glaive. Puis, après une seconde d'expectative insupportable, le cadavre désarticulé bascula complètement sur le côté, rejoignant ses congénères dans un cliquetis de métal et d'ossements.
Le jeune Compagnon se releva, le souffle court. Immédiatement, il fut pris de vertiges, et du plaquer sa main contre ses lèvres pour retenir un haut-le-cœur atroce. Avec épouvante, il observa le sang recouvrant ses doigts. La force de ces créatures n'avait plus rien d'humain.
Une déflagration semblable à la précédente secoua le tunnel. En relevant les yeux, il aperçut Rurick et Nemira à quelques mètres de là. Les deux recrues se tenaient au milieu d'un cercle de flammes, aux prises avec quatre morts-vivants. À la vue de ses camarades, un soulagement sans bornes saisit le cœur du khajiit, le faisant brièvement oublier la douleur qui parcourait son corps. Il tenta d'avancer vers eux, mais son genou se plia mollement dès le premier pas. Exténué, il bascula contre le sol la tête la première, s'évanouissant avant même de rencontrer les dalles du souterrain.
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- Renji ! Ca va !?
La recrue ouvrit les yeux en gémissant, transi par une souffrance indescriptible. Il se redressa en sursaut, persuadé que les ennemis les encerclaient toujours.
- Attention ! Il faut...!
- Calme-toi. Tout est fini, maintenant.
Renji contempla le visage de Nemira, sans comprendre où il se trouvait. Ses yeux papillonnèrent un moment, puis il se laissa tomber en arrière.
- Merci, lâcha-t-il. Je vous en doit une.
- Ne te relâche pas. Notre objectif est proche, et j'ai besoin de toi en état de te battre. Tiens, prend ça.
L'éclat sombre de sa pertuisane attira son regard. Saisissant la hampe de son arme, il s'appuya dessus pour se relever, et prit quelques instants pour s'assurer que ses jambes étaient capables de supporter son poids.
- Ironique.
Il leva les yeux.
- Pardon ?
- Ton arme. Elle tranche si bien qu'elle a failli te tuer. J'ai bien mit cinq minutes à la retirer du tas d'ossements dans lequel tu l'avait planté.
- Je sais. C'est stupide. Si j'avais passé plus de temps à la manier plutôt qu'à défier Rurick, je n'aurais pas failli y laisser la vie.
- Au contraire, fit-elle. Tu t'es débarrassée de deux de ces horreurs avant que je n'en fasse autant. Sans vos entraînements acharnés, tu serais peut-être mort. Il en vaut de même pour lui.
Renji mit presque une seconde à remarquer le nordique au milieu des flammes. Rendu aveuglant par le reflet du brasier sur son armure, il se tenait entre quatre cadavres encore incandescents. Mais ce ne fut pas cela qui attira l'attention du khajiit. Non, son regard était fixé sur ce qui se trouvait dans sa main.
Cela semblait être un marteau, visiblement taillé d'une seule pièce de bois torsadé. Là où les doigts armurés de Rurick se refermaient, une multitude de lignes écarlates traversaient le manche, convergeant vers l'extrémité de l'arme. En lieu et place d'embout ferré, le bois se déformait brutalement, comme éventré par les traits de lumière phosphorescents, laissant jaillir de son écorce une excroissance vaguement ovale pulsant à la manière d'un cœur embrasé. La lueur rouge qui s'en échappait était si vive qu'il était impossible d'identifier le matériau qui le composait, mais les corps gisant autour du nordique ne laissaient planer aucun doute sur la force destructrice mobilisée par chacun de ses coups.
En plissant davantage les yeux, Renji réalisa que les flammes entourant la scène émanaient directement de la pointe de l'artefact, se déversant de son sein comme un voile incandescent jusqu'à se répandre au sol en une mer de vapeurs brûlantes.
Ainsi, debout au centre de ce cercle de destruction pourpre, Rurick semblait plus imposant qu'il ne l'avait jamais été.
Sans un mot, le jeune homme se tourna vers eux, dissipant son aura de grandeur par un sourire jovial en les apercevant.
- Renji, tu vas bien ! fit-il en s'approchant. J'espère que je ne t'ai pas touché tout à l'heure.
Le félin tenta de reconstituer les fragments de sa mémoire encore brumeuse. Le nordique était-il à l'origine de l'explosion qui avait secoué le souterrain ?
- Qu'est-ce que c'est que cette arme ? demanda la recrue en pointant sa griffe vers son camarade.
- Bonne question. Je l'ai emportée depuis Morrowind, mais c'est la première fois que je l'utilise efficacement sans réduire mes vêtements en cendres.
«De Morrowind, songea Renji. Est-ce une relique des sorciers Telvanni ? Si oui, cela expliquerait pourquoi Nemira est si soucieuse de leur échapper... Je vois mal ces derniers prendre à la légère la perte d'un tel artefact.»
Se détendant, le khajiit fit sauter la pointe de sa pertuisane dans son encoche, la laissant regagner son dos avec un déclic métallique. Ignorant la douleur lui irradiant le flanc, il sourit à l'attention de son ami.
- Tu cachais bien ton jeu. Mais je dois reconnaître que c'est un atout de taille contre ces choses. C'est comme ça que tu t'es frayé un chemin dans la horde tout à l'heure ?
L'intéressé hocha la tête, avant de rengainer à son tour. Aussitôt postée à la boucle de son ceinturon, la masse perdit son éclat, les plongeant dans un noir quasi complet.
- Tu as une torche ? s'enquit Renji.
- Bien sûr, il m'en reste une... attends, laisse-moi une petite seconde...
- J'ai une bonne nouvelle pour vous, fit la voix de Nemira dans leur dos.
Ils se retournèrent.
- Je crois que nous touchons au but. Pour de bon, cette fois. Je ne vois pas plus de morts... et aucun autre piège en vue.
- Comment peux-tu le savoir ? maugréa le nordique. Il fait un noir d'encre là-bas. Bon sang, où sont passé mes... Oh. Oh merde. Je comprends mieux pourquoi ça ne voulait pas s'allumer...
Dans la pénombre, les pupilles du félin s'affinèrent juste assez pour saisir la cause du désarroi du jeune homme. Contre sa cuisse, un long morceau de bois charbonneux pendait mollement, complètement consumé.
- Je suis passé au milieu des flammes, geint Rurick. Le bois n'a pas résisté... C'est pas possible !
Sourde aux suppliques de son camarade, l'elfe noire se contenta de les appeler de nouveau.
- Ne vous en faites pas à ce propos, ce ne sera plus un problème.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Et si vous veniez le découvrir, au lieu de rester plantés là ?
La voix de la Dunmer était trop calme pour que l'inquiétude du khajiit ne prenne le pas sur sa curiosité. Intrigué, il claudiqua jusqu'à sa position.
Contre une paroi du grand couloir, à côté d'une chaîne pendant du mur, un passage de dimensions modestes avait été creusé à même la roche. Et, au cœur du boyau, la lueur caractéristique de torches irradiait l'air en une série de halos poussiéreux.
«C'est ça, su alors Renji. Ce qui nous a mené dans cet enfer, c'est ce couloir. Ou plutôt, ce qui se trouve au bout.»
L'exclamation de Rurick derrière lui l'informa qu'il n'était pas le seul à avoir tiré ces conclusions. Quiconque avait ouvert ce passage prenait la peine de baliser son chemin, et il était peu probable que les morts hantant ces souterrains se soucient l'entretien des lieux.
- De deux choses l'une, souffla Nemira en les fixant de ses pupilles vertes. Soit quelqu'un est sorti de ce côté. Dans ce cas, il est soit mort, soit a bifurqué vers la suite du tunnel principal.
- Si c'est cela, remarqua Rurick, nous sommes arrivés trop tard. Après tout le vacarme que nous avons causé, nous ne le rattraperons jamais.
- Exact. Autre option : quelqu'un est entré récemment. Et ce quelqu'un savait que ce passage menait quelque part.
Renji hocha du chef tout en essuyant le sang coulant de sa pommette tailladée.
- Dans un cas comme dans l'autre, l'ennemi se trouve quelque part dans cette direction. Et s'il a emprunté ce passage il y a peu...
- ...alors il faut nous attendre à cueillir ces salauds en pleine fuite, termina le nordique.
L'elfe les toisa tour à tour. Dans ses yeux, un frisson d'expectative semblait poindre, trop ténu pour qu'il puisse en être certain. Ils avaient exploré un campement ennemi, en avaient assailli un autre, et avaient même pris part à la défense de Blancherive durant l'offensive des Libérateurs. Cette fois encore, la perspective leur manquait pour pleinement saisir les enjeux de ce qui se déroulait au-dessus d'eux. Mais une chose était sûre : ce qui se trouvait devant eux était, d'après les mots de Titus lui-même, tout ce qui les séparait du sacrement des Compagnons. Et aucun d'eux n'avait prévu de laisser quoi que ce soit de mettre sur la route de cet accomplissement.
Tous trois pénétrèrent dans le passage, l'acier sorti au clair. Malgré l'épuisement et la soif, ils parcoururent quelques centaines de mètres au sein du tunnel, s'arrêtant régulièrement pour guetter toute présence étrangère. L'odorat de Renji était formel : un humain était passé par ici, suffisamment récemment pour qu'il puisse distinguer son parfum par-dessus celui des torches et du renfermé. Les corps jonchant le donjon avaient quant à eux totalement déserté les lieux, et aucun mécanisme révélateur de piège ne s'activa sur leur route.
Après environ un kilomètre, le passage se mit à grimper brusquement. La roche devenue craquelée crissa sous leurs pieds, mais ils poursuivirent leur chemin, imperturbables. Alors que Renji s'apprêtait à requérir une pause à Nemira, qui menait en tête, celle-ci s'arrêta d'elle-même.
- Venez voir ! leur intima-t-elle avec empressement.
Avant même de l'atteindre, le félin remarqua que le boyau s'élargissait considérablement. En arrivant à côté d'elle, il obtint la confirmation que même ses estimations les plus exagérées étaient en-dessous de la réalité.
La salle était d'une immensité spectaculaire. Le plafond, haut de plus de vingt mètres, était couvert de gravures, d'arabesques et de bas-reliefs à n'en plus finir, guidant sans cesse le regard vers une nouvelle prouesse architecturale. Les murs, disparaissant derrière de gigantesques rayonnages de pierre taillée, semblaient ne plus exister, comme si l'espace dans lequel ils venaient de pénétrer se jouait des contraintes du monde physique. Partout pendaient d'étranges grilles de fer sphériques, au sein desquelles des globes de lumière bleutée brillaient d'un éclat suffisamment puissant pour les illuminer comme en plein jour.
- Est-ce que ce sont... des livres ? articula Rurick, trop ahuri pour conserver le silence.
Il disait vrai. Des dizaines de milliers d'ouvrages reposaient là, prostrés dans leurs cercueils de pierre froide, attendant d'être feuilletés par les mains aventureuses des explorateurs assez fous pour être arrivés jusqu'ici.
- La Souche Dormante n'est pas un lieu de culte ou un temple, souffla Renji. C'est une bibliothèque.
Bonne lecture
Chapitre suivant normalement avant septembre
Dieu que je t'aime.
Je lis ça de suite.
Désolé, j'ai rajouté des trucs au dernier moment
Chapitre 59
Fébriles, les recrues s'avancèrent lentement entre les vertigineux meubles de pierre. De profil, l'étendue invraisemblable des rayonnages était d'autant plus évidente. Telles les cimes d'immenses arbres, les étalages de la bibliothèque les dominaient de toute leur hauteur, faisant peser sur eux le poids invisible des connaissances y reposant.
Épuisé par l'affrontement précédent, Renji peinait à respirer l'air poussiéreux des lieux. L'odeur des vieux livres avait quelque chose d'entêtant, et menaçait de lui faire tourner la tête chaque fois qu'il parvenait devant une nouvelle aile de l'index souterrain. Il pouvait presque sentir l'essence du savoir incommensurable compilé au sein de cette salle. Le monde de la surface avait-il seulement connaissance d'un tel endroit ?
Assurément pas. Si tel était le cas, les savants de tout le continent auraient déjà achevé de vider chaque étagère de ses ouvrages pour en décortiquer l'alphabet codé. Même pour lui, la question s'avérait complexe : révéler l'existence de ce qui se cachait ici pourrait bien causer la perte d'une quantité colossale de tomes.
«D'un autre côté, à quoi sert un livre qui n'est lu de personne ? songea-t-il. Ces rayons contiennent peut-être la clé de remèdes à des maladies mortelles, à la faim ou à la mort.»
Ses pensées valsèrent un instant, explorant les perspectives toujours plus folles qu'un tel endroit pouvait offrir. Puis son regard s'assombrit.
«Ou peut-être qu'ils renferment les secrets qui asservissent, blessent et opposent les hommes. Peut-être cachent-ils entre leurs pages des mots sensés rester enfermés à tout jamais loin de la lumière du jour...»
- Ça en fait, de la lecture...
Il se tourna vers Rurick. Le nordique avait laissé échapper ces mots d'un air rêveur en contemplant le plafond. Il baissa les yeux, puis sourit au khajiit.
- Tu n'as pas envie de savoir tout ce qui pourrait se trouver là ?
- Peut-être, répondit le félin. Mais je ne suis pas sûr...
- Les garçons.
Nemira leur fit signe de la suivre.
- Regardez. C'est ici.
L'elfe pointait du doigt le bout d'une travée. Au fond de la salle, un grand escalier de pierre s'enfonçait dans le mur, s'y fondant pour former un énorme portail de pierre circulaire.
Le nordique pencha la tête, peinant à distinguer les contours de la structure.
- Quoi ? C'est ça, le chemin vers la surface ?
- Il semblerait, répondit-elle. Vous n'avez peut-être pas étudié l'archéologie nordique, mais Athis m'a enseigné tout ce qu'une étrangère comme moi avait besoin de savoir avant de s'y aventurer.
- Alors tu sais ce que c'est ?
Elle se contenta d'acquiescer.
- Venez. Je dois vérifier quelque chose.
Ouvrant le pas, elle s'engouffra entre deux rayonnages, et s'éloigna à coups d'enjambées pressées. Ne souhaitant pas se laisser distancer, ils s'élancèrent à sa suite.
Parvenue au niveau de l'escalier, l'elfe noire scruta brièvement les alentours, puis se mit à gravir les marches quatre à quatre. Peinant à suivre le rythme, Renji mit près d'une minute à les rejoindre, et saisit la main de Rurick pour se hisser au sommet. Haletant, il garda les paumes pressées contre les genoux pendant que ses camarades inspectaient l'étrange porte.
- Intéressant, souffla Nemira. On dirait une sorte de serrure. Ces anneaux de fer ont l'air de pouvoir pivoter autour du centre... Rurick, tu peux voir ce qui est inscrit de ce côté ?
- Ce n'est pas une inscription, c'est un dessin ! On dirait... un loup ? Ou un renard. Je ne sais pas trop, le fer est bien amoché. Il y a une autre gravure sur le cadran extérieur, mais c'est complètement lisse. Ce truc doit avoir au moins deux mille ans. Tu crois que ça fonctionne encore ?
- Je ne sais pas. Renji, tu veux bien jeter un œil ?
Les oreilles du khajiit se dressèrent à travers son capuchon de toile à la mention de son nom. Il se releva.
Le portail était d'un fer noir semblable à celui des lourdes portes qu'ils avaient croisé à maintes reprises. En réalité, la plupart des mécanismes de ces ruines semblaient constituées de ce matériau. Étonnamment, cette construction-ci n'était pas couverte de rouille comme celles qu'ils avaient pu croiser. Cela pouvait trahir un enchantement protecteur... ou bien un usage fréquent.
Laissant ses interprétations de côté, il se pencha jusqu'à sentir la porte lui chatouiller le bout des moustaches. Plusieurs anneaux de métal poussiéreux étaient disposés de façon concentrique, chacun équipé de trois petites encoches aux tons argentés. Dans chacune semblait se trouver un symbole, mais la plupart avaient été rendus incompréhensibles au fil du temps et des frottements répétés. Si cette porte singulière gardait l'accès à la bibliothèque depuis la surface, il était probable qu'elle soit conçue pour se refermer après chaque utilisation. Au centre des anneaux, un disque de métal percé de quatre ouvertures creusées en pointe. Le haut portait trois fentes réparties en arc-de-cercle, tandis que la dernière se situait en bas. Était-ce la serrure dont Nemira parlait ?
- On dirait qu'il faut quatre clés pour ouvrir, dit-il à ses camarades en se redressant. Et comme l'a remarqué Rurick, les symboles sont indéchiffrables. C'est peut-être une sorte de code, mais je ne vois pas trop ce que nous pourrions faire.
- Alors, on est bloqués ici ? geint le nordique. Ça ne me dit rien qui vaille.
- C'est étrange...
Nemira ponctua sa remarque d'un regard vers le sommet du portail.
- Il n'y a pas d'ouverture au centre. Ce qui veut dire que la porte coulisse d'un seul bloc. Sûrement vers le haut, je dirais.
- Peut-être vers le bas, objecta Renji. Son poids doit être retenu par quelque chose, et l'ouverture doit lui permettre de s'enfoncer dans le sol.
- Non, c'est peu probable...
L'elfe noire plaqua son oreille contre l'énorme battant, comme pour tenter de percevoir quelque chose au travers.
- La porte doit monter, expliqua-t-elle. Puis, quand le mécanisme de l'autre côté s'active, elle redescend pour sceller l'intérieur.
Le nordique fronça les sourcils dans un cliquetis de maillage.
- Ça n'a pas de sens. La bibliothèque est de notre côté. Quel imbécile construirait une porte qui s'ouvre aussi facilement de l'extérieur ?
- Merci de confirmer que tu n'as pas survécu jusqu'ici grâce à ton intelligence, ironisa Nemira. Réfléchis une seconde. Si la porte ne pouvait s'ouvrir que de l'intérieur, n'importe qui pourrait s'engouffrer dedans avec les clés, puis s'enfermer avec les ouvrages. Le temps que la garde arrive depuis les galeries que nous avons emprunté, le voleur serait déjà bien loin.
- Il faudrait quand même que ledit voleur passe à travers des hordes de pièges.
- Dans ce cas, tu n'as pas été attentif. Que ce soit les flammes, les lames ou les morts, tout était orienté de façon à rendre notre progression impossible.
- Leur but était d'empêcher les gens d'entrer, souffla Renji en caressant la partie centrale du dispositif du bout des griffes. Pas de sortir. Nemira, tu es sûre de toi ?
La Dunmer s'approcha de lui.
- À propos de quelle partie ?
- Tu es bien certaine qu'à moins d'avoir les clés, il est impossible de sortir par-là ?
- Le contraire me semble difficile, oui. Mais je peux me tromp-
Le khajiit n'attendit pas la fin de sa phrase. D'un geste brusque, il enfonça ses griffes dans les encoches centrales. Ses doigts s'introduisirent dans la porte presque sans résistance, et un léger déclic se fit entendre au sein du passage.
Blafarde, l'elfe noire le dévisagea avec stupeur.
- Qu'est-ce que c'était que ça ?
À deux pas de là, Rurick n'en menait pas plus large. Le nordique le toisait d'une mine interdite, le doigt paralysé en l'air comme s'il s'était retrouvé figé juste avant de poser une question.
- Ne vous inquiétez pas, lâcha le félin. Je ne crains rien.
- Renji, intima Nemira en écartant ses mains en signe d'apaisement. Enlève ta main d'ici. Tout doucement.
Il secoua la tête.
- Non. Je suis sûr de moi.
- Est-ce que tu peux au moins t'expliquer ?
- La porte coulisse vers le haut. C'est ce que tu as dit. Si c'est le cas, et si ces symboles servent bien à ouvrir le passage, alors ils doivent forcément se bloquer lorsqu'elle se déverrouille. Malgré l'odeur des livres, j'ai pu sentir que nous étions seuls dans la salle, et les torches du passage qui nous a conduit ici brûlent depuis peu. Il n'y a aucun interstice dans le sol pour permettre à la porte de remonter dans friction. Elle doit faire un vacarme fou en redescendant vers sa position d'origine, et l'encoche des anneaux est trop peu superficielle pour qu'ils puissent être déplacés depuis l'autre côté.
- Tout était complètement silencieux quand nous sommes arrivés, acquiesça Rurick. Mais où veux-tu en venir ?
- Personne n'aurait eu le temps d'illuminer le passage, d'emprunter cette porte et de forcer les anneaux dans une position neutre depuis l'autre côté sans que nous ne l'entendions sur le chemin. Et, si personne n'a pu toucher aux anneaux depuis le dernier déverrouillage...
- Alors leur combinaison est déjà la bonne !
L'exclamation victorieuse du jeune nordique retentit dans la salle avec force, et se répercuta plusieurs secondes entre les rayons de l'antique bibliothèque avant de s'effacer.
Toujours prudemment, Nemira leva une main dubitative. Un rictus crispé déformait la commissure de ses lèvres, laissant la marque de ses faussettes obscurcir la coloration bleutée projetée sur son visage par les orbes du plafond.
- Ta déduction semble bonne. Mais comment peux-tu être sûr que quelqu'un n'a pas simplement ouvert à notre ami depuis l'extérieur ?
- Je n'ai pas besoin d'en être sûr. Pour que la porte coulisse, les symboles doivent être dans la bonne position. Et puisqu'il serait stupide de laisser quelqu'un s'enfermer à l'intérieur de cette pièce, le mécanisme situé de l'autre côté les réarrange forcément en position d'ouverture. Ils n'ont pas pu y toucher.
L'elfe noire grimaça.
- Renji, tu es en train de commettre une grave erreur. Nous n'en savons pas assez pour-
- Ça n'a plus d'importance. Reculez, tous les deux.
D'un tour du poignet, Renji fit pivoter le disque central. Le son du métal grinçant lui emplit les tympans, et quelque chose sembla bouger.
Tout autour de lui, des mécanismes invisibles se mirent en mouvement à travers les murs. Quelque chose était en train de se produire.
- Renji ! cria Nemira. Attention !!!
Une myriade de pointes métalliques acérées jaillirent du sol, du mur et du plafond surplombant la porte, fonçant vers lui avec une précision chirurgicale. Il n'eut que le temps de laisser échapper une exclamation de surprise, dont les sons furent noyés dans l'acier crissant, puis poussa un hoquet en sentant quelque chose lui frapper les côtes.
Il s'effondra.
Les secondes qui suivirent passèrent dans la douleur silencieuse qui suivait les cataclysmes, cette douleur qui compressait la poitrine sous la crainte de voir la désolation émerger de la poussière pour prendre substance et s'ancrer définitivement dans le réel.
Le concert de trois respirations brisa ce silence intolérable. Haletant sans bouger, Renji resta figé encore un moment, attendant que la douleur de ses blessures ne le terrasse. Mais rien ne vint. Il ouvrit les yeux, et ses pupilles s'ancrèrent dans les émeraudes du regard de Nemira, couchée en face de lui. Il n'avait pas mal. Miraculeusement, elle l'avait poussé juste à temps pour éviter les piques. Puis il baissa les yeux, découvrant le bras de l'elfe noire. Et il comprit que tout miracle en ce monde avait un prix.
La pointe de fer traversait le centre de son biceps, éclatant la chitine de son armure en ses points d'entrée et de sortie comme une rose en fleur. Comme pour parachever l'horreur de sa réalisation, une série de cliquetis se fit entendre, et les pointes se rétractèrent dans le décor aussi vite qu'elles en étaient sorties, entrainant le corps de Nemira avec elle dans leur mouvement. La Dunmer percuta le mur dans un son sourd, et s'écroula par terre, soulevant à peine un nuage de poussière dans sa chute.
- NEMIRA !! hurla Renji en se précipitant vers elle.
La main de l'elfe se leva, agrippant le bas de son visage en une étreinte impitoyable. D'un geste impétueux, le bras de sa camarade le souleva du sol, avant de le projeter en arrière. Interdit, il s'effondra contre le haut des marches, ne sachant pas s'il devait se concentrer sur la douleur lui anesthésiant la mâchoire ou sur la vitalité inespérée de son amie.
- EST-CE QUE TU AS PERDU L'ESPRIT ?! tonna Nemira avec une force qu'il n'aurait jamais soupçonné pouvoir émaner d'elle. TU VEUX NOUS ENTERRER ICI AVEC TOI, C'EST CA ?!
Le ton de la Dunmer était empreint d'une rage si intense qu'il parvint à peine à comprendre ce qu'elle disait. Hébété, il se tourna vers Rurick, espérant trouver dans les yeux du nordique quelque chose lui permettant de reprendre contenance.
À ses côtés, le jeune homme se tenait sur les coudes, la tête tournée en direction de la porte. Quand sa nuque pivota vers lui, elle ne lui offrit pas la vision qu'il aurait aimé trouver. Le long de son casque, une énorme estafilade mordait l'acier, faisant couler un voile sanglant le long de son front. Il ne semblait pas souffrir, mais le constat était là. Ses deux camarades venaient de passer à un cheveu de la mort.
Soudain, une honte vertigineuse transit le khajiit à la réalisation de ce qu'il venait de causer. Sa cage thoracique se comprima au point de lui faire mal, et ses oreilles se mirent à siffler douloureusement. Il fixa ses deux amis à tour de rôle d'un air ahuri, puis les baissa, incapable de soutenir le poids de leur regard. Il avait terriblement chaud.
Il ne vit pas Nemira s'approcher de lui, et senti à peine sa poigne d'acier le tracter en l'air par le col.
- Tu crois que c'est un foutu jeu, hein ?! Tu penses que je suis arrivée jusqu'ici pour crever à cause de ta naïveté maladive ? Répond-moi !!
Elle était furieuse. En levant les yeux vers elle, il réalisa que ce qualificatif était même loin d'être à la hauteur de la réalité. Ses pupilles vertes brûlaient d'un feu livide, et le simple fait de la dévisager suffit à accentuer son mal-être à un point insupportable. Le rictus courroucé déformant ses traits lui aurait donné froid dans le dos en temps normal. Dans le cas présent, il le paralysait tout simplement. Il n'aurait jamais pensé voir l'elfe dans une telle colère. Savoir que le sentiment lui était exclusivement dédié était en train de fracturer quelque chose en lui.
- RÉPOND-MOI !! rugit-elle de nouveau en resserrant sa prise, pliant le cuir de son plastron dans un couinement d'agonie.
- Je suis désolé, glapit-il dans un cri étranglé. Ton bras, je suis…
Il suspendit sa phrase avec un gémissement pathétique.
- Ton bras…
- Je me fous de mon bras ! Est-ce que tu penses vraiment que-
- Pourquoi tu ne saignes pas ?
Ses yeux passèrent de son visage à son épaule en un instant. La chitine démantibulée révélait une peau à la pâleur laiteuse, percée d'une ouverture circulaire parfaite. Ce qui devait être une plaie ruisselante d'hémoglobine n'était qu'un trou de chair traversant son membre de part en part, laissant apparaitre le sol du donjon au travers de l'orifice.
La prise de la Dunmer se desserra d'un coup. Le khajiit se fracassa les genoux contre les marches, et manqua presque de s'éclater le menton contre le rebord de l'escalier. La fatigue et le déshonneur pesaient sur ses épaules avec une intensité telle qu'il ne se sentait plus capable de tenir debout. Pourtant, son incompréhension le poussa à relever la tête vers son amie. Nemira avait fait trois pas en arrière. Elle se tenait de profil, cachant son bras derrière elle en cramponnant son autre main contre sa plaie. Son geste avait quelque chose de pudique, et presque aussitôt, Renji compris qu'il venait peut-être de poser les yeux sur quelque chose qu'il n'était pas supposé voir. La colère de l'elfe semblait s'être complètement évanouie, remplacée par une impression de vulnérabilité extrême. À ses côtés, Rurick s'était relevé, et épongeait le sang lui coulant sur la joue sans dire un mot.
- Et toi, fit l'elfe à son attention. Tu étais forcé de foncer vers lui pour mourir à sa place ?
- J'ai pas essayé de bouger, souffla le nordique en contemplant sa main ensanglantée d'un air perplexe. Mais j'ai pas pu. Mon corps a bougé tout seul.
- Ah, bien sûr. Alors, toi aussi…
La Dunmer fixait de nouveau Renji. La rage avait bel et bien déserté ses pupilles, mais une peine tout aussi douloureuse les y avait remplacé.
- Cette satané voix ne nous permettra donc jamais de te laisser partir.
Confus, le khajiit les dévisagea tour à tour.
- De quoi est-ce que vous parlez ?
- Si tu n'as pas d'explication à nous donner, je te conseille de conserver le silence, siffla la jeune elfe. Maintenant, nous cherchons les clés de cette porte. Tant qu'elle reste fermée, on ne bouge pas d'ici. Et si elle ne s'ouvre pas d'un côté ou de l'autre, alors nous n'aurons qu'à crever là, puisque c'est ce que tu sembles vouloir.
Le dépassant sans un regard, elle se mit à descendre l'escalier d'un pas vif, faisant tonner son déplaisir contre les marches chaque fois que son talon frappait la pierre.
- Je suis désolé, répéta Renji en serrant les poings. Je suis un imbécile. Je suis désolé de ne pas t'avoir écouté, Nemira. Je suis désolé de vous avoir mis en danger tous les deux. Je réparerai mes erreurs ! Je parlerai de tout ça à Rigel dès notre retour, et tant pis si je dois en subir les conséquences !
- T'en fais pas, lâcha le nordique d'un ton détaché en passant à son tour à côté de lui. Tâche juste de faire attention où tu mets les pieds. Il nous reste encore à sortir d'ici.
Haletant, le félin hocha la tête avec empressement, mouillant le sol de sueur en-dessous de lui.
- C'est promis ! Je vous jure de faire plus attention !
Pendant des mois, il avait tâché de vivre parmi les Compagnons de façon exemplaire. Il avait mangé comme eux, festoyé comme eux, combattu comme eux. Mais ce dont il tirait la plus grande fierté était le lien qu'il avait bâti avec ces derniers. Les sourires maternels de Ja'Hiza, les plaisanteries de Fjol, les conseils de Sheik, et par-dessus tout, les moments passés avec Rurick et Nemira. Les fondations d'une amitié solide s'étaient érigées petit à petit entre eux, formant un pont depuis lequel le fleuve de la solitude qui menaçait de l'engloutir depuis des années était devenu bien lointain. Le torrent assourdissant des flots en contrebas ne dévorait plus ses chevilles et ne le submergeait plus le soir venu, au point qu'il en avait presque oublié comment nager dans son lit tumultueux.
En son for intérieur, il sut que ce pont s'était effondré. Et, il aurait beau récupérer les pierres qui le composaient une à une, pataugeant tant bien que mal à travers le courant courroucé, un passage effondré puis rebâti ne récupérait jamais sa solidité d'antan.
Il resta prostré ainsi durant très longtemps. Ruminant ses erreurs, il ne cessait d'imaginer les mille façons qu'il aurait eu d'éviter ce qui venait de se produire. Ne pas se précipiter. Avoir écouté le premier avertissement de Nemira. Rapporter ses découvertes au groupe avant d'agir. Se contenter d'observer la porte de loin.
Au fond, il savait qu'il n'y avait qu'une seule raison à tout ce qui venait de se produire. Rurick avait une franchise et une bonne humeur contagieuses. Nemira avait une force incroyable, et chacune de ses prises de parole rendaient évident le fait que son intellect était à la mesure de sa puissance. Tous deux étaient dotés d'un esprit à la résilience admirable. Lui ne possédait rien, sinon une audace capable de le sortir des situations désastreuses dans lesquelles il s'enlisait lui-même. Pour que ses deux amis reconnaissent sa valeur, il devait sans cesse se dépasser pour prouver ce dont il était capable. Car, si l'avis du monde lui importait peu, celui de ses camarades valait plus que tout le reste. Et voilà où cela l'avait mené. Voilà qu'en tentant de se rendre utile, il avait bien failli les condamner tous les trois. Il n'avait littéralement qu'à rester immobile pour maintenir le statu quo. Mais il avait fallu que sa vantardise puérile le pousse à l'erreur. Désormais, il devrait regagner cette confiance sans prendre aucun risque. Et cette route allait s'avérer plus sinueuse qu'il ne pouvait le concevoir à l'heure actuelle.
Il se releva enfin, et épousseta son équipement. Se tournant vers le pied des marches, il senti la marque indélébile des doigts de Nemira imprimée dans le cuir déformé de son pourpoint lui frotter le menton. Cette marque serait celle de sa prise de risque inconsidérée. Et s'il ne l'a portrait pas sur son corps comme celles dont il avait pu écoper sous la lame de Frognir, il avait le sentiment que celle-ci l'accompagnerait bien plus longtemps encore en son for intérieur.
- Allez, souffla-t-il pour lui-même. Répare ton erreur, et rend-toi utile en trouvant ces satanés clés.
Il s'engouffra entre les colossales rayonnages d'un pas incertain. Les manuscrits étaient si nombreux que la tranche de leur reliures se fondaient en une mosaïque infinie au sein de chaque étagère. Il n'avait pas d'idée particulière sur comment débuter ses recherches, mais espérait que quelque chose lui viendrait en explorant les lieux. Assez vite, il parvint à la conclusion logique que les manuscrits devaient renfermer la solution à leur problème. Un coffre ou un contenant piégé auraient tôt fait d'attirer l'attention des pilleurs potentiels. Des livres, en revanche… Voilà qui devait représenter une cachette parfaite pour des objets de petite taille.
Sans savoir pourquoi, il eut l'intuition que cette piste était la bonne. Cela faisait trop de sens : parmi les centaines de milliers d'ouvrages entreposés ici, seule une personne sachant exactement où les trouver pourrait mettre la main dessus. En faisant varier régulièrement l'emplacement de chaque clé, il devait en pratique être possible de les dissimuler pour des milliers d'années sans avoir besoin de changer de méthode.
Il fit courir ses doigts sur la couverture d'un vieux livre, y laissant quatre traces longilignes dans la poussière. Ça ne faisait aucun doute : dans une bibliothèque entretenue et arpentée chaque jour par des centaines d'érudits, il était tout bonnement impossible de mettre la main sur les clés par hasard. Mais, au sein d'une vieille ruine ou chaque manipulation laissait des marques visibles… la tâche semblait moins insurmontable.
Levant les yeux avec une attention redoublée, le félin accéléra le pas. Il savait maintenant quoi chercher. Chaque livre portant des signes d'utilisation, chaque couverture dépassant des rayonnages pouvait cacher l'une des pièces qui leur permettrait de sortir d'ici.
Au fur et à mesure de ses recherches, il se laissa de nouveau submerger par l'aura singulière de la salle. Au fond, les rayonnage sculptés directement dans la pierre laissaient place à d'immenses structures de fer, dont les étages supérieurs tanguaient dans un mouvement de balancier constant. Les colosses de métal n'émettaient aucun son, et poursuivaient leur agonie silencieuse entre le halo blafard des orbes lumineux du plafond. Visiblement, il avait fallu rajouter de quoi stocker de nouvelles collections après la construction initiale de la bibliothèque. Et contrairement aux structures d'origine, ces dernières semblaient à peine tenir debout.
Plusieurs fois, il aperçut une reliure ressortant du lot ou une couleur légèrement plus vive parmi les rayons. Mais la distance les séparant du sol le dissuada rapidement de s'aventurer sur les barreaux rouillés des échelles branlantes disposées à intervalles réguliers. Paradoxalement, s'aventurer vers le sommet des bibliothèques de pierre semblait tout aussi hasardeux : il n'y avait aucune trace d'escalier ou de mécanisme permettant d'accéder aux ouvrages les plus en hauteur, et la pierre aux angles arrondis rendait l'escalade des structures plus que déraisonnable.
«Peu importe, jugea-t-il. S'il m'est difficile d'atteindre ces livres, il est peu probable que quiconque aie pris la peine d'y dissimuler ce que nous cherchons.»
Il poursuivit ses recherches, rivant cette fois ses yeux plus près du sol. Sans surprise, l'écrasante majorité des livres étaient rédigés en draconique, ou dans une autre langue qu'il ne pouvait pas différencier de celle-ci. Occasionnellement, il lui arrivait cependant de poser les yeux sur une reliure en langue commune. Du peu qu'il savait, trouver des ouvrages de ce type dans un tel endroit pouvait s'expliquer de deux façons : soit cette bibliothèque avait été construite aux derniers jours du culte draconique, et avait été achevée après sa chute, soit les savants arpentant ces rayonnages faisaient fi du dogme régissant leurs congénères, conservant ici des ouvrages illisibles aux partisans de leurs maitres ailés… non pas que ces derniers aient pu pénétrer ici pour le vérifier. Un second passage au niveau des étagères de fer le fit pencher pour la première option : les rayons plus récents semblaient porter significativement plus de livres aux caractères compréhensibles.
Même parmi ces derniers, neuf sur dix étaient dans un état trop critique pour pouvoir être lus. Après avoir vu plusieurs couvertures se décomposer entre ses mains dans un nuage de pages émiettées, Renji décida d'arrêter le massacre, et se cantonna à ses recherches.
A vrai dire, il n'allait pas mieux. Sa poitrine était toujours prise dans un étau de malaise étouffant, et les pas de ses camarades résonnant dans les rayonnages faisaient tambouriner son cœur entre ses côtes chaque fois qu'il les devinait proches. Au moins, se plonger dans son exploration lui permettait d'ignorer un peu ce qui venait de se produire.
Il finit par parvenir au fond de la salle. Bien qu'ayant sauté sommairement la plupart des rangées, il sentait que sa chance serait meilleure ici. Les livres semblaient triés par ordre alphabétique. Ici au moins, il serait en mesure de repérer qu'un manuscrit n'était pas à sa place sans devoir déchiffrer méticuleusement les symboles cryptiques du langage draconique.
- Voyons voir, fit-il à voix basse. "Zenithar : l'hérésie agnostique"… "Y'ffelon : mythes et folklore"… "Y'ffre et ses fidèles"… "Wabbajack, Wabbajack"… "Wuuthrad et les mille larmes"…
La plupart des ouvrages semblaient reposer sur la théologie, l'histoire ou la magie. Il poursuivit sa route durant un moment, scrutant avec minutie chaque couverture à la recherche de la moindre anomalie. Puis il tomba sur quelque chose.
Le félin haussa un sourcil. Les ouvrages se succédant ne faisaient plus de sens. Suivant "Val-Boisé, par Althus Fasteplume" et "Vaermina : princesse des cauchemars", une série de livres semblaient avoir été placés ici en dépit de toute notion d'ordre. Assurément, "Nuits du néant : mythe ou conspiration ?" n'était pas censé se trouver là, pas plus que "L'erreur de la Grande Guerre" ou "Chroniques de l'Aube Mythique". Poursuivant sur quelques mètres, il remarqua près d'une quinzaine de reliures semblables, toutes dans le désordre. Plus loin, les livres reprenaient leur alternance hasardeuse entre la lettre "V" et les symboles draconiques.
Revenant sur ses pas, il reporta son attention sur le premier livre.
"Nuits du néant : mythe ou conspiration ?". La lecture de ces mots suffit à le faire frissonner. Même en ayant passé le plus clair de sa vie hors de sa terre natale, les histoires entourant cette période sombre ne lui étaient pas étrangères. Elles n'avaient rien d'amusant.
Il tendit la main, et s'empara du manuscrit avec précaution. La couverture était agréable au toucher, et la poussière la recouvrant se dissipa d'un seul souffle, révélant un cuir aux tons sombres. Les caractères composant le titre de la tranche étaient grossiers et irréguliers, comme inscrits d'une main tremblante. À la surface de la couverture, en revanche, aucun titre ni aucune mention de l'auteur. Simplement un symbole gravé, représentant un triangle violet percé d'un second, plus petit. Ne sachant quoi trouver entre ces pages millénaires, il entrouvrit les battants de la couverture avec une lenteur extrême, comme il l'aurait fait avec les portes d'un lieu interdit. La page de garde était arrachée, laissant le texte de la seconde accrocher son regard. Il lut.
«De tous les phénomènes inexpliqués que ce monde ait connu, seuls quelques-uns sont dignes d'attirer l'attention de mes contemporains. Il ne fait aucun doute que les Nuits du Néant sont l'un de ces événements majeurs, nimbés d'un mystère jalousement gardé par ceux assez vils pour en connaitre le fond. Si vous lisez ces lignes, apprenez qu'il n'y aura guère de retour en arrière pour vous. À votre tour, vous en viendrez à craindre le symbole qui orne la couverture de cet ouvrage.
L'encre a coulé sur ce sujet, que ce soit aux mains des savants, des politiques, des conspirationnistes et autres illuminés. Aujourd'hui, cette encre forme une mare, large comme un océan, mais profonde comme une flaque d'eau. Tous ont voulu apporter leur petites théories farfelues tentant de profiter du phénomène. Après tout, quelle meilleure occasion pour profiter du crédit apporté à leurs élucubrations par les masses crédules ? Mais la vérité, c'est que personne ne sait. Ce journal, comme tant d'autres, n'apportera sans doute pas toute la vérité sur ces évènements. Mais il vous invitera à considérer la direction dans laquelle vous tourner pour la découvrir.»
Renji suspendit sa lecture, pensif. Tout ce qu'il savait, c'était que le Thalmor affirmait avoir rétabli le cycle des lunes disparues. Etant donné l'impact décisif d'une telle révélation sur les décisions politiques de Pelletine et d'Anequina, il avait toujours suspecté, comme bien d'autres, que les elfes s'étaient attribués le mérite d'un tel miracle. Mais ces évènements remontaient à plus d'un siècle. Cela n'avait plus grande importance.
Autour de lui, les déplacements de Rurick et Nemira s'étaient tus. Il songea à les appeler, mais n'en fit rien, et reprit sa lecture avec une attention naissante.
«Jusqu'à présent, personne n'a simultanément été en mesure d'élucider la cause des Nuits et de survivre suffisamment longtemps pour révéler au monde leur véritable nature. Aujourd'hui même, je crains jusqu'aux mouvements de mon ombre dans les couloirs de la Cynode. Je ne dors que d'une oreille, et passe le reste de mon temps à me cacher et compiler mes recherches en ce que j'espère être la première documentation objective à parvenir au public. Hélas, quand ce tome parviendra entre les mains des lecteurs, je serai probablement déjà mort. Mon objectif n'est pas de survivre à la publication de mes écrits, mais d'assurer que quelques yeux se posent sur ces derniers. Ainsi, mes péchés seront peut-être pardonnés par ceux qui nous observent par-delà Magnus.
Revenons-en aux faits. Masser et Secunda se sont volatilisées durant l'après-midi du 14 de Vifazur de l'an 98 de cette ère. Deux ans plus tard, les lunes nous revenaient. Quinze ans de plus, et Elsweyr tombait aux mains du Domaine. Et, une soixantaine d'hivers plus tard, les armées du même Domaine marchaient sur la cité impériale. Un tel laps de temps représente une machination de longue haleine pour la plupart des politiciens de l'Empire. Pour les décideurs Aldmeri, il ne s'agit cependant que d'une anticipation de moyen terme. Si mes mois de vie à la Cynode m'ont enseigné une chose, c'est que la longévité des elfes ne les dispense pas d'une ambition aussi dévorante que n'importe quel homme. À ce jour, le rôle du Thalmor dans les machinations du siècle dernier ne sont plus à prouver. Pour autant, n'accordez donc aucun crédit aux élucubrations de ceux qui vous diront que Nirn a changé d'orbite, et ne vous faites pas avoir par les suprémacistes elfes vous affirmant que leurs têtes pensantes sont à l'origine du retour des astres dans notre voûte céleste. Car ce n'est pas la répression des Justiciars que je crains le plus. Non, les origines de ce désastre nous renvoient à des secrets bien plus lourds, gardés par des entités qui feraient pâlir d'horreur les plus aguerris d'entre nous.
J'entends l'archimage tambouriner contre ma porte. Je reprendrai ce récit plus tard, en espérant que mes progrès en mysticisme suffisent à tenir sa truffe avide loin de mes recherches.
Marcus Altarius, an 194»
Renji s'arrêta. Ce n'était pas un simple livre. C'était un carnet de recherche. Au sommet de la page comme des suivantes, il trouva le chiffre quatre inscrit en gros. Ce n'était visiblement pas le premier tome. Feuilletant les pages suivantes, le khajiit tomba sur des dizaines d'entrées successives, datées de la même année. Curieux, il fit courir son index jusqu'au milieu du livre, et ouvrit une page au hasard.
«Je ne dors plus. Pendant des années, pendant des décennies, j'ai vainement tenté d'avertir le monde. Les gens me prenaient pour un fou, ils se riaient allègrement de moi. Mais aujourd'hui, ils ont peur. Peur de m'entendre. Ces chercheurs peuvent mourir les yeux grands ouverts et la bave aux lèvres ; ce ne serait que justice. L'ignorance, leur ignorance à tous, complaisante et aveugle, est le plus grand des crimes, et le plus grand des fardeaux qu'ils puissent faire peser sur le monde. J'ai pu traverser la Fracture, moi. L'avatar l'a refermé juste après, mais j'ai pu lorgner de l'autre côté de la serrure, juste assez longtemps pour voir ce qui rôdait à la frontière de nos mondes. Je sais à quoi nous venons de réchapper. Et je sais que ce n'est pas fini.
Je crois qu'ils ont eut Petrus. Les légionnaires ont retrouvé son corps ce matin dans la loge du Traqueur. Le gamin va lui succéder, mais ce n'est qu'un pantin de la secte. Si son maître n'a su échapper à leurs griffes, il ne fera pas long feu non plus. Ils disent que l'ordre a été réformé, que la cité impériale a été purgée. Je n'en crois pas un mot. Je sais qu'ils rôdent derrière moi chaque fois que je regagne ma chambre d'auberge. Hauteroche n'est plus sûre. Hammerfell est redevenue habitable, mais les agents sont partout. Cyrodiil n'est désormais plus en reste. Ils grouillent. Mais je dois poursuivre. Je suis si près du but. J'ai pris des mesures : les recherches brûleront si quiconque d'autre que moi pose la main dessus. Il va me falloir leur échapper, mais je ne sais pas comment. Je dois réfléchir vite.
Marcus Altarius, an 207»
Les pages suivantes étaient couvertes d'inscriptions illisibles et de figures astronomiques griffonnées d'un trait agressif. À plusieurs endroits, le papier s'était déchiré sous la plume de l'homme.
- Hé, tous les deux ! lança Renji dans la pâle clarté de l'antichambre. Je... j'ai trouvé quelque chose d'intéressant ! Les clés sont peut-être ici !
Pas de réponse. Il soupira, laissant une pointe de douleur lui percer le ventre. La frappe du draugr lui avait sans doute perforé le diaphragme. Il pourrait supporter la douleur en cas d'urgence, mais une telle blessure ne pourrait être ignorée trop longtemps.
«Puisque je suis là, autant s'instruire un peu, pensa-t-il.»
Il passa les quelques dizaines de diagrammes cryptiques couchés sur le papier jauni, et se mit à lire l'entrée suivante. Immédiatement, il tiqua. L'écriture de l'homme semblait plus soignée, plus calme, comme si ce dernier s'était particulièrement appliqué à la tâche :
«Une fois la nuit tombée, le règne des vivants prend fin où celui des rêves débute. Lorkhan, le père sacrificiel des mortels, veille sur nous en toute heure, répandant sa clarté sur nous comme un voile nous éloignant du grand Vide. Mais les nuits sans lunes, elles, n'apportent que le cauchemar. Mes récentes recherches m'ont mené à des découvertes troublantes. Les Manes d'Elsweyr, nés sous ce fardeau cataclysmique, portent toute leur vie l'appel du néant par-delà les astres. Depuis la nuit des temps, ils se succèdent, baignant leur peuple de lumière, les guidant à leur suite sur le chemin qu'ils tracent à travers le réseau lunaire. Mais les choses ont changé en deux cent ans. Depuis, le voile s'est déchiré. Mehrunes Dagon a pénétré le sanctuaire mortel, souillant nos terres de sa pestilence stérile. Et croyez-moi, il n'est pas venu seul.
Quand avez-vous entendu parler des goules pour la première fois ? Enfant, au coin du feu ? Sans doute. Il en va de même pour vos parents, pour leurs parents, et, si vous êtes de ma race, probablement pour leurs grands-parents également. Vous serez peut-être surpris d'apprendre que personne n'en a jamais vu avant que le prince de la destruction ne foule notre monde du pied. C'est bien normal. Car ces choses voraces sont venues avec lui. Demandez-vous donc : pourquoi Merhunes Dagon a-t-il tenté d'envahir dans notre monde à ce moment précis ? Pourquoi s'extirper ainsi d'Oblivion, alors même que notre bien-aimé empereur rendait l'âme ? Je vais vous le dire : parce que nous étions vulnérables. Parce que le trône de rubis était vide. Aujourd'hui encore, ce dernier me semble bien vacant, au sens élémentaire du terme. L'homme qui sied dessus n'est qu'une promesse de paix, une parure royale à l'ascendance douteuse, et l'exécution de tous ceux qui l'ont mené jusqu'à l'ascension suite à la fermeture de la Fracture ne font à mes yeux que confirmer la fragilité de sa légitimité. La princesse cristalline n'a guère les épaules ni le soutien pour lui succéder. Ils disent que son couronnement réglera tout, que la barrière sera colmatée par un nouveau pacte. Je n'en suis pas convaincu.
Qu'importe. Je peux tout vous dire. Dans vingt-quatre heures, ces horreurs sans visage trouveront mon campement vide, et leurs poignards resteront secs. J'ignore si mon journal saura m'accompagner au cours de ce long voyage, mais autant coucher ces mots sur le papier tant que j'en ai encore l'occasion.
Des choses indicibles se terrent dans les profondeurs de Tamriel. Ma venue chez les Traqueurs n'avait pour but que de répertorier la résurgence de ces dernières, mais l'ampleur du phénomène a dépassé mes pronostics les plus pessimistes. Le peuple Falmer s'est éteint en à peine trois ans. Les automates ont été mis en pièces. Tout ce qui vit en dessous a été exterminé, éviscéré. Remplacé. Ce monde est passé à un cheveu de l'anéantissement. Il s'en est fallu de peu pour que les Traqueurs échouent à éradiquer les armées de goules qui rodaient sous terre par milliers. Mais je ne suis pas dupe. Si une seule d'entre elles a été oubliée, elles se multiplieront de nouveau bientôt. Et vu l'état de décrépitude de l'ordre actuel, je doute que le monde soit prêt pour y faire face quand le moment viendra.
Voilà ce qu'annonçait véritablement la Crise. Tel les parasites se disséminant via le poil des chiens errants, les goules se déplacent à travers les mondes, empruntant des portes qui ne sont pas les leurs. Et personne n'a rien vu. De grandes alliances se sont brisées au cours de cette ère, et des pièces à l'impact colossal se sont traînées sur l'échiquier depuis ses coins les plus sombres. Mehrunes Dagon, dans son sillage de mort, n'a lui-même sans doute pas saisi le rôle qu'il jouait. Avant d'être le prince de la destruction, il est celui du changement et de la libération. Mais ce n'est pas nous qu'il a libéré, et ce changement n'avait pas vocation à bénéficier aux habitants de ce plan. La barrière nous abritant fut rebâtie par Martin, certes, mais elle s'est brisée de nouveau. Les idoles de notre temps ont joué le jeu de son culte, aveuglément, sans même saisir l'horreur que leurs actions allaient engendrer. Mes confrères pensent que tout est fini. Que le pire est derrière nous. Mais l'érudit que je suis ne se contentera pas d'y croire. Il va s'en assurer directement.
Ah, cher lecteur, vous n'avez pas idée de l'allégresse qui m'envahit à l'idée de survivre à cette nuit. Ma tente et mon encre gèlent pratiquement à cause du froid, mais je ne le sens plus. Mes mains sont chaudes et ma plume allègre. Après des années passées à les fuir, je sais à présent qu'ils ne m'auront pas vivant. Petrus les appelait les rêveurs. Une preuve de plus qu'il en savait plus qu'il ne voulait le laisser entendre. Eh bien, qu'il emporte ses secrets avec lui. Quel que soit leur nom, ces maudits roquets ne satisferont pas leur maîtresse macabre aujourd'hui. Je m'apprête à disparaitre dans les flots d'une mer où nul ne peut nager. Bientôt, je pourrai les étouffer dans l'œuf, chacun d'entre eux. Je devrais peut-être le faire. Mais je ne suis pas là pour ça. On dit que le Dragon a repris place sur son piédestal. L'heure est venue de redonner une chance à ce monde.
Marcus Altarius, an 208»
Le félin était troublé. Les récits alarmistes de ce genre avaient fleuri durant les Nuits du Néant, mais quelque chose ici clochait. Il comprit enfin quoi en tournant la page.
Sur celle-ci, pas de texte. Juste quatre mots, lourds de sens :
"Partie 2 : Troisième ère"
Les sourcils arqués en un rictus perplexe, il tourna la page. La première chose qu'il remarqua lui fit marquer une pause. En haut de l'entrée suivante, le chiffre surplombant la page était désormais un trois.
Ce n'était pas un numéro de volume. C'était une date.
«Une mauvaise blague, se dit-il en secouant sèchement la tête. Beaucoup d'auteurs antiques se sont amusés à prédire l'ère actuelle, mais ce dernier a poussé le bouchon trop loin.»
Puis, comme si tout ce qu'il venait de lire lui parvenait finalement, son sang se glaça.
«Comment peut-il savoir pour les Nuits du Néant ?»
Il secoua de nouveau la tête. Non, il y avait une explication très simple à tout ceci. Marcus avait simplement écrit ce livre durant les vingt dernières années. Cela n'avait rien d'impossible, et expliquait même le rangement incorrect des livres adjacents. Quelqu'un étant venu ici avait simplement déposé ses ouvrages, et n'était pas revenu les prendre. Les hors-la-loi qui campaient au-dessus devaient bien avoir un ou deux chercheurs dans leurs rangs.
La fébrilité avec laquelle il se remit à lire acheva de lui assurer qu'il n'était pas certain de son hypothèse.
«Je peine à y croire, mais tout concorde. Je viens d'assister de mes yeux à l'écriture de l'histoire, celle que la réalité grave dans l'écorce même du monde qui nous entoure. L'Aube Mythique vient de tomber. La plus grande organisation daedrique de la troisième ère vient de sombrer, juste sous mes yeux. J'ai pu m'emparer du nouvel exemplaire des commentaires juste avant que la Gaiar Alata ne s'effondre toute entière sur moi, mais j'ai bien cru que ma quête de savoir allait prendre un tournant déplaisant.
C'est étrange. Je jurerais que Mankar Camoran était supposé mourir ici, mais son corps a disparu avant que les décombres de la nef ne l'ensevelissent. Le Champion l'a-t-il emporté avec lui quand j'avais le dos tourné ? Quoi qu'il en soit, sortir du temple du Maître des Nuages fut une tâche moins ardue que prévu. Si j'ai bien compris, je dois m'appeler Gaïus, désormais. Je suis navré d'avoir pris la place de ce pauvre homme, mais je n'ai pas choisi ce corps. Avec un peu de chance, tout le monde pensera qu'il s'est éteint pendant la bataille, et personne ne viendra me chercher.
Je tiens avec moi l'exemplaire d'origine des commentaires de l'Aube Mythique, celui-là même que Mankar a rédigé de son vivant. Contrairement aux volumes confiés aux fidèles, ce dernier est écrit d'un bloc. La plupart des termes sont incompréhensibles à mes yeux de néophyte. Le daedrique est une langue ardue, et les traductions du Mysterium Xarxès ne font que peu de sens pour certaines. Camoran semblait poursuivre le Nu-Mantia, une sorte de liberté absolue. Il parle de Parvenus, ainsi que de la Cité des Chaines. Tout ceci semble être un éloge macabre et idéalisé de ce qu'est vraiment leur seigneur, mais il reste quelque chose à tirer de cet ouvrage. Le cinquième chapitre, dont je n'avais jamais entendu parler, traite d'évènements prophétiques bien plus clairs que le reste. Cette partie est dénuée de traductions daedriques, j'ignore où Camoran a bien pu lire ça. Mais ses mots sont clairs. La fin de ses commentaires demande de briser le Rasoir, et de vénérer le seigneur Dagon jusqu'à ce que les lunes disparaissent de la voûte nocturne. Je ne sais que trop bien ce que cela signifie. Pourquoi demander la dissolution d'un culte alors au sommet de son influence ? Cela ressemble presque à un avertissement. Que devait-il se passer lors des Nuits du Néant pour ordonner à ces fanatiques d'abandonner la raison même de leur existence ?
Marcus Altarius, an 433»
Avec dépit, Renji failli reposer le livre dans son rayon. Une histoire fantastique, outrancièrement romancée, ancrée dans l'histoire pour mieux tromper le lecteur. Il n'avait pas de temps à perdre avec cela. Pourtant, alors qu'il s'apprêtait à clore les pages du tome, une sensation dérangeante s'empara de lui. Ce n'était rien, et pourtant… Pourtant, il devait en avoir le cœur net.
«Ce que je n'avais pas saisit, c'est que l'avertissement n'est pas à prendre comme une menace. Mankar voulait que ses adeptes attendent ce moment comme un partisan attend le couronnement de son roi. Pourtant, rien d'évident ne s'est produit aux suites des Nuits. Je comprends à présent que ces choses se sont mises en marche en l'an 98 de l'ère quatrième. Des choses dont je n'avais pas idée.
Quand un Mane nait, aucun autre khajiit ne vient au monde avant la disparition de ce qu'ils appellent la lune noire. C'est un fait bien connu des peuples désertiques, un peu moins des mages de l'Empire. Et pour cause, cette lune n'a jamais été observée à l'œil nu durant aucune éclipse. Les khajiits, quoi qu'il en soit, n'auraient pas pu naitre durant deux années entières. Pourtant, un tel vide démographique aurait du provoquer un chaos inimaginable chez nos voisins félins. Il n'en fut rien. Malgré le désarroi profond qui s'est emparé de leur société, les naissances ont continué. Ce qui signifie que d'autres Manes ont du venir au monde pendant cette période. Mais alors, que sont devenus ceux qui, il y a plus d'un siècle, sont nés sans recevoir la bénédiction de leur peuple ? Que sont devenus ces faux Manes, dépossédés de leur destinée, de leur héritage culturel ? Quels sont sur eux les effets de cette lune noire ? Que causerait-elle chez eux, en l'absence de Masser et Secunda ?
Je touche au but. Il m'apparait désormais certain que Dagon n'a fait qu'ouvrir la voie. Quelque chose, quelque chose de plus vil encore, s'est frayé un chemin parmi nous en l'an 98. Quelque chose que même l'Aube Mythique attendait de façon prophétique. J'ai poursuivi mes recherches avec le peu que les Traqueurs m'ont inculqué. Si seulement j'avais emporté avec moi mes cours. Il m'est ici difficile d'étudier ces créatures. Je n'ai parlé qu'à un invocateur ayant survécu au bannissement d'une goule, et il s'est montré formel : en tant que daedroths, elles ne sont pas sensées pouvoir se reproduire. Là d'où je viens, c'est pourtant le cas. Et si quelque chose dans le cycle des lunes avait permis à ces créatures de prendre pied dans le réel, de s'affranchir des lois de la conjuration à laquelle elles appartenaient ? Et si Mehrunes Dagon avait été supplanté par une entité capable de tirer parti du néant de cette lune noire pour rejoindre notre plan ? Et si l'absence de Masser et sa jumelle, durant ces deux années, avait donné naissance à une entité dont je peine encore à saisir l'ampleur ?»
Il voulut arrêter de lire. Il n'en fut pas capable. Les mots s'enchainaient sous ses yeux avec une vitesse incompréhensible, les pages se tournant, toujours plus vite, les unes après les autres, sous les gestes saccadés de mains qu'il ne contrôlait plus.
«Préparez-vous, vous qui avez le courage de lire ces mots. Préparez-vous, car le véritable cauchemar approche. Et ces deux années sans lune n'étaient que les prémices du désastre qui nous guette à tout instant. Il n'y avait aucun échappatoire, je le crains. Depuis peu, les choses que j'ai vu de l'autre côté de la Fracture me hantent en rêve. Quelque chose en particulier me revient. Peu de temps après la Fracture, j'ai parlé à cette prêtresse cathay à Corinthe. Je lui avait posé des questions sur la "Bête Lunaire" dont ses parchemins parlaient. Elle n'avait pas répondu, et s'était contentée de pointer du doigt quelque chose derrière moi, avant de refuser de me répondre. Je revis cette discussion presque tous les soirs. Je ne comprends toujours pas pourquoi. Mais je sais qu'un jour, après la Fracture, viendra une heure où les horreurs dont je cauchemarde deviendront réalité. Alors, il sera trop tard pour pleurer nos fautes.
Marcus Altarius, 4E35»
La dernière partie s'intitulait "Première ère". Elle ne comportait qu'une seule entrée, à l'écriture chétive et irrégulière.
«Je vais sans doute mourir dès que mes pieds quitteront cette salle. Le livre était bien trop instable pour me ramener jusqu'aux Nuits. Il se trouve qu'avancer est futile; on ne peut que reculer. Mais quel choix avais-je ? Personne ne m'a pris au sérieux, et les gens devenaient trop suspicieux pour que je puisse poursuivre mes recherches. Pourquoi le cinquième tome des commentaires de Mankar n'a-t-il pas été communiqué à ses fidèles ? Pour qui l'a-t-il donc écrit ? Je ne pouvais parler de son existence à personne sans me retrouver avec une horde de Lames sur le dos. Si l'un d'eux m'avait reconnu, c'en était fini de moi. Il ne manquait que cela pour compléter le tableau que je dresse depuis maintenant quarante ans. Aurais-je mieux fait de ne pas partir du tout ? Mon esprit fatigue.
Ce voyage était mon dernier. Ce corps est vieux, trop vieux pour accomplir le voyage vers le nord une troisième fois. Je me suis retrouvé loin, trop loin de là où je devais arriver.
Les Alessiens m'ont semblé plus petits que dans les manuels de la Cynode. Je ne sais même pas pourquoi ils gardent ces ruines, mais ils m'ont fait comprendre qu'il était interdit de pénétrer ici. Par chance, les accès étaient faiblement gardés, et cette enveloppe corporelle est presque aussi versée dans la magie que ne l'était celle avec laquelle je suis venu au monde. J'ai pu entrer sans mal, mais marcher m'est presque plus pénible que lancer un sort, et ils finiront par se rendre compte que quelque chose cloche. À ce moment-là, ils me tueront sans doute. À en juger par leur maigreur, ils n'ont pas détrôné leurs tortionnaires elfiques depuis bien longtemps, et je doute que l'inconfort de mon capuchon au niveau des oreilles ne soit dû qu'à de mauvais choix vestimentaires. Ils n'auront aucune pitié avec moi. Je dois à tout prix mettre fin à mes jours avant qu'ils ne s'en chargent de la pire des manières. De toute façon, descendre les marches de cette salle a presque suffi à faire lâcher mon cœur. Je n'aurai pas à faire grand-chose.
Ce sont mes dernières lignes, cher lecteur. Tout ce que j'espère, c'est que ces pages tomberont entre les mains proactives d'un homme prêt à faire tout le nécessaire pour arrêter le cours des choses. Faites ce qui doit être fait. Quoi qu'il en coûte.
Marcus Altarius, date inconnue.»
Le corps de Renji s'était mit à trembler. Puis, alors qu'il tentait de lâcher le grimoire, il hurla d'horreur.
Sur la dernière page, comme piégé dans le cuir de la couverture, un visage aux traits atrocement déformés le fixait droit dans les yeux.
Je lis tout ça dès demain !
Merci encore pour ton travail chef.
Bordel ce cliffhanger, la sweet et vite !