C'est la grande nouvelle d'hier soir : le géant Vivendi a fini par céder et quitte complètement le capital d'Ubisoft. Si le groupe dirigé par Vincent Bolloré en tire un certain bénéfice, l'éditeur français en revanche en sort doublement gagnant. De son côté, Vivendi maintient sa volonté de se faire une place dans l'industrie du jeu vidéo.
Tout avait commencé en octobre 2015. À la surprise générale, Vivendi faisait savoir qu'il entrait au capital d'Ubisoft et de Gameloft, entamant le début d'un long bras de fer entre Vincent Bolloré et les frères Guillemots. On avait alors rapidement prédit que Vivendi allait chercher à prendre le contrôle d'Ubisoft en le grignotant petit à petit, et c'est bel et bien ce qui s'est passé. Deux semaines plus tard, en effet, la multinationale française faisait connaître ses ambitions dans un communiqué de presse, ce qui se matérialisait en février 2016 par le lancement d'une OPA hostile sur Gameloft, le petit frère d'Ubisoft ; fin mai, Vivendi prenait le contrôle de l'éditeur de jeux mobiles et tournait donc son regard sur Ubisoft. Les frères Guillemot, Yves en tête, ont toutefois réussi à consolider leurs positions, d'une part en récupérant des parts de leur entreprise, et d'autres parts en activant différents relais de communication. Surfant sur la mauvaise image de Vincent Bolloré auprès du public, notamment depuis qu'il avait repris en main la chaîne payante Canal +, Ubisoft s'est bâti un capital sympathie qui a manifestement rassuré les actionnaires. Ces derniers avaient d'ailleurs de nombreuses raisons de faire confiance à la famille Guillemot puisque depuis plusieurs années, les bénéfices de l'éditeur sont en hausse constante et l'éditeur a multiplié les sorties réussies, de Rainbow Six Siege à Assassin's Creed Origins. Le statu quo s'était donc installé entre les deux entreprises et c'est finalement « en bonne intelligence », selon un porte-parole de Vivendi, qu'un accord a été négocié. Des propos confirmés par Ubisoft, qui de son côté est bien évidemment ravi de mettre un terme à cette fâcheuse histoire qui les préoccupait depuis maintenant deux ans et demi. Les discussions auraient ainsi démarré en décembre dernier, à l'initiative de Vivendi, nous confirme une source.
Double-victoire pour Ubisoft
C'est bien entendu une victoire pour Yves Guillemot, qui depuis le début des événements avait exprimé à plusieurs reprises sa volonté de protéger l'indépendance de sa société. Ajoutant qu'Ubisoft et Vivendi « ne parlent pas le même langage et ne peuvent pas se comprendre », Guillemot a remué ciel et terre pour ne pas être pris de vitesse par Vivendi, avec succès : ainsi, sur le dernier trimestre fiscal, l'éditeur annonçait 725 millions de chiffre d'affaires, et surtout une hausse de 36,8 % par rapport à l'an passé. Ubisoft va bien, très bien même et les nouvelles d'hier devraient également aller dans son sens. Annoncée après la clôture de la bourse de Paris, la cession des actions de Vivendi ne s'est pas manifestée hier sur le cours de l'action Ubisoft : ce n'est que ce matin, à l'ouverture de la bourse, que l'on a pu constater que l'action de l'éditeur était largement à la hausse.
Et pour cause : on apprenait la veille que le géant chinois Tencent, qui s'intéresse de plus en plus sérieusement à l'industrie du jeu vidéo, était entré au capital d'Ubisoft à hauteur de 5 %. Si certains y ont vu une éventuelle menace dont le Français aura bien du mal à se défaire, dans les faits Ubisoft a soigneusement négocié ce virage puisque dans l'accord qu'il a signé avec Tencent, celui-ci s'est engagé à ne pas augmenter ses parts. Mieux, l'éditeur français a signé un partenariat stratégique, dont les termes ne nous ont pas été révelés. On peut toutefois présumer qu'Ubisoft s'attaquera dans un avenir proche au marché chinois, archi-dominé par Tencent. La Chine attire de plus en plus d'éditeurs occidentaux car sa démographie hors-normes constitue logiquement un marché particulièrement juteux. On peut donc s'attendre à ce que dans un avenir proche, Assassin's Creed et d'autres licences Ubi fassent leurs premiers pas dans l'Empire du milieu, sous diverses formes. Lors d'un échange téléphonique, un porte-parole d'Ubisoft a tenu à nous rappeler que les deux entités se connaissent bien, puisqu'ils ont déjà collaboré par le passé : Tencent avait diffusé en Chine Might & Magic Heroes, mais aussi plusieurs jeux mobiles Ketchapp, une filiale d'Ubisoft, via son service Wexein. Toutefois, Ubisoft a fait savoir dans son communiqué de presse qu'il confirmait ses objectifs financiers pour l'année fiscale en cours, et la prochaine. On peut en déduire qu'il faudra patienter au moins un an avant que la collaboration entre Ubisoft et Tencent ne se concrétise, car autrement, l'éditeur français aurait sans doute revu à la hausse ses objectifs pour l'année fiscale 2018-2019.
Si l'action d'Ubisoft gagne en attractivité grâce à ce partenariat, l'éditeur a également prouvé au monde entier qu'il n'était pas aisé d'en prendre le contrôle. Voilà qui devrait dissuader les esprits les plus entreprenants, et surtout les portefeuilles les mieux garnis. Selon une source proche du dossier, une OPA sur Ubisoft n'était simplement plus possible puisque la manœuvre aurait été extrêmement coûteuse pour Vivendi.
Vivendi n'abandonne pas le jeu vidéo
Pas de quoi rebuter définitivement Vivendi, en revanche. Contacté par nos soins, le groupe nous a confirmé son intention de renforcer sa présence dans le secteur du jeu vidéo. Selon le porte-parole avec qui nous avons pu échanger, Vivendi considère toujours le jeu vidéo comme un secteur très important.
C'est un secteur dans lequel on compte se développer. C'est un secteur dans lequel on travaille aujourd'hui et cela se passe très, très bien, depuis deux ans et demi avec Gameloft. Clairement, c'est un secteur que l'on n'a pas du tout l'intention d'abandonner.
Cette cession n'est pas vécue comme une défaite par Vivendi, qui a effectué une jolie opération financière, en fin de compte : ce sont deux milliards d'euros qui entrent dans sa trésorerie, soit 1,2 milliard de bénéfices puisque Vivendi avait dépensé au total quelques 800 millions d'euros, depuis qu'il était entré au capital d'Ubisoft. Après avoir acquis 6,6 % d'Ubisoft en octobre 2015, le groupe avait peu à peu augmenté ses parts jusqu'à avoisiner les 30 % à l'été 2017. Forcément, chez Vivendi, on se félicite d'avoir plus que doublé son investissement initial. Pourtant dès la fin octobre 2015, Vivendi avait laissé entendre ses ambitions et clairement, il souhaitait prendre le contrôle d'Ubisoft. En juin dernier, Stéphane Roussel, interrogé par le Figaro, nuançait ces propos. Membre du directoire de Vivendi, nommé PDG de Gameloft après l'OPA, Roussel estimait que le groupe devait acquérir « un acteur plus puissant dans le jeu vidéo », tout en précisant que si Vivendi souhaitait travailler avec la famille Guillemot, il existait aussi d'autres possibilités.
C'est manifestement vers cette autre option que le groupe se dirige. Vivendi n'est pas étranger au secteur du jeu vidéo puisque de 2008 à 2013, il était à la tête d'Activision-Blizzard, le plus grand éditeur de jeux vidéo de l'industrie. À cette époque, Activision et Blizzard avaient conjointement connu l'une des périodes les plus fastes de leur vie, avec entre autres les sorties de plusieurs Call of Duty salués par les fans et la critique (Modern Warfare 2, Black Ops I et II) mais aussi le lancement des premiers Skylanders, l'accord avec Bungie pour Destiny, ou encore le début des développements pour HearthStone. En 2013, Vivendi faisait le choix de vendre ses parts de l'entreprise à Bobby Kotick, PDG d'Activision-Blizzard, qui retrouvait alors son indépendance. Une décision motivée par un contexte très particulier : endetté à hauteur de 13 milliards d'euros, les dirigeants de Vivendi avaient alors décidé de se concentrer sur certains secteurs. Le groupe avait ainsi revendu Activision-Blizzard mais aussi SFR, le premier parce qu'il était côté en bourse, le second à cause de l'instabilité du marché de la téléphonie mobile, suite à l'entrée fracassante de Free dans le secteur.
La situation en 2018 est assez différente puisque sous l'impulsion de Vincent Bolloré, Vivendi est en pleine mutation. Après avoir été nommé PDG de l'entreprise en 2014, M. Bolloré avait alors déclaré vouloir « transformer cette holding financière en groupe industriel intégré dans les contenus ». Vivendi se voit désormais comme un groupe de médias et devrait se renforcer en conséquence. L'industrie du jeu vidéo n'a donc pas fini d'entendre parler de Vivendi.