Contrairement à ce que l’on peut croire, l’Electronic Entertainment Exposition n’a pas toujours été tel qu’il est. Le salon californien, dans lequel les journalistes et influenceurs se ruent en masse chaque début du mois de juin, est en effet passé par différentes phases qui l’ont profondément métamorphosé, et changera à nouveau pour son édition 2017 puisqu’il s’ouvre totalement au public pour la première fois. Pour comprendre son intérêt si particulier et pourquoi son efficacité est peut être aujourd’hui en danger, il faut remonter à l’origine, à ce qui a motivé sa toute première édition.
On ne le rappellera jamais assez : comme indiqué par le type de l'article, il s'agit d'un édito. Entendez par là qu'il s'agit d'un article qui n'engage que son auteur, Panthaa. Chacun est donc en droit d'avoir son avis sur la question, et je vous invite à me communiquer votre opinion si le cœur vous en dit via MP, twitter, mail ou commentaires.
L’E3, lancé après la mort accidentelle d’un prototype Mega Drive…
On tombe après quelques recherches sur l’anecdote de Tom Kalinske, ex PDG de Sega, qui en 1991 n’en pouvait plus de voir le « coin jeu vidéo » physiquement exclu du CES, l’un des seuls salons de l’époque à mettre en avant l’univers gaming. Entassés sous une tente située « après le porno » selon les dires de l’homme, les exposants devaient faire face en cette année 91 à une pluie battante qui a couté la vie au prototype de Mega Drive alors présenté par la firme au hérisson bleu. Furieux, Sega décida de ne pas se rendre au CES suivant. Germa alors l’idée, suite à de nombreuses plaintes, d’un salon intégralement dédié à l’industrie vidéoludique. C’est donc 4 années plus tard que vit le jour l’E3, le 11 mai 1995, pour 50 000 professionnels du secteur, au Convention Center de Los Angeles.
Documentaire d'époque sur le tout premier E3, en 1995
Des années d’insouciance jusqu’au ras-le-bol
Depuis cette première édition 95, l’E3 s’est délocalisé pendant deux années à Atlanta, avant de revenir à la Cité des Anges. Très vite soucieux de toucher un public plus large que la simple sphère journalistique, le salon organise dès 2005 la diffusion des conférences en direct. Cette même année, le Convention Center accueille 70 000 professionnels du jeu vidéo, son record historique de fréquentation. Puis, en 2007, l’ESA (l’équivalent du SELL aux Etats Unis), décide d’organiser l’événement différemment, en proposant un système strict d’invitations ne visant que certaines catégories professionnelles de l’industrie. L’E3 devient plus petit, plus « business » que jamais, et déménage à Santa Monica, le très chic front de mer de Los Angeles. Cette décision est notamment prise pour contrer l’affluence massive des bloggers et autres curieux qui rendaient le travail des exposants et de la presse plus difficile qu’auparavant. C’est le début de deux années de diète pour le salon qui s’appellera pendant cette période l’E3 Media and Business Summit. Son aura faiblit tandis que d’autres salons profitent de ce changement pour grossir considérablement. C’est notamment le cas de la PAX qui en 2007 s’installe à Seattle et double son audience. Pour comprendre ce point de scission légèrement aux antipodes de ce qu’il se passe aujourd’hui, puisque l’ESA ouvre désormais l’E3 au public, il est important de se demander à quoi sert véritablement l’Electronic Entertainment Exposition et en quoi son succès est intimement lié à son format « pro-presse ».
Notre visite guidée du Convention Center
L’E3, plus qu’un salon, un marathon de rendez-vous
L’E3 a trois vocations : toucher le public, toucher les medias d’influence et favoriser le réseau des participants. On y trouve donc les conférences de constructeurs et d'éditeurs, désormais diffusées dans le monde entier, qui donnent le ton la veille du salon et permettent d’anticiper les sorties des années à venir. C’est le moment des annonces, des trailers somptueux, des claques de gameplay, des bilans, et des promesses que l’on espère voir tenues dans les 12 prochains mois. C’est ici, sur cet enchainement de 4 à 5 conférences d’une heure, que les principaux acteurs du marché peuvent prendre la parole et faire campagne pour convaincre les joueurs. C’est la « Primaire » de l'industrie en quelques sortes. Puis, dès l’ouverture des festivités, c’est le « showfloor » qui est à l’honneur. Ce fameux espace d’exposition dont le soin apporté aux stands, plus intimistes qu’ailleurs, contribue grandement au charme de ce salon à mi-chemin entre musée futuriste et spectacle éphémère. C’est ici que nous pouvons voir pour la première fois une bonne partie des jeux annoncés lors des conférences. Côté agencement, chaque stand propose généralement des bornes d’essai, des présentations faites toutes les demi-heures en Behind Closed Doors (à huis clos), des interviews en pagaille avec des membres de studio et de l’essai de prototypes encore jamais dévoilés.
Que fait Jeuxvideo.com un soir d'E3 ?
Il est au passage important de préciser que ce qui est montré à l’E3 dans ces stands est très souvent soumis à embargo et NDA. Comprenez par-là que ce qui est dit ou montré doit être dévoilé au public sous certaines conditions, établies dans un contrat de non-divulgation que signent les deux parties. De cette manière, le développeur, l’éditeur ou le constructeur, consolide sa stratégie de communication tandis que la presse peut avoir accès à des infos exclusives ou encore à des versions du jeu non-finalisées sur lesquelles certains points ne doivent pas être divulgués. Rassurez-vous, le but ici n’est pas de cacher des informations au public, car dans ce cas la presse n’aurait aucune utilité, mais plutôt de focaliser par exemple une preview sur un point de gameplay précis, sans aborder certains éléments aperçus durant le rendez-vous, lesquels sont encore en chantier et pourraient donc changer dans les semaines à venir. Nous savons tous à quel point la grogne des joueurs peut être grande lorsqu’un jeu présente des features au public en amont de la sortie et ne les inclus finalement pas dans le jeu final. Un échange de bons procédés qui n’empêche pas la critique objective mais la soumet à des réserves. Notez que ce processus est impossible à reproduire avec un public non-professionnel car c'est le média qui s'engage à respecter l'accord et non une personne en particulier. En cas de violation du contrat, de très lourdes conséquences peuvent être appliquées (blacklist, poursuites juridiques...) et c'est de cette manière que l'information est conservée. Et si une fuite venant d'un média est sanctionnable à juste titre, celle émanant d'un joueur ayant aperçu du contenu sur un salon l'est beaucoup moins... Enfin, troisième vocation du salon : favoriser le réseau des participants. Puisque l’on peut circuler bien plus facilement à l’E3 qu’en convention ouverte, les créatifs, le staff marketing et les pontes des différentes entreprises y viennent souvent pour se rencontrer, discuter, parler business et finalement entretenir les relations. Une activité essentielle en salon qui permet aux firmes de peaufiner leur stratégie de l’année et d’entreprendre des partenariats.
Quand seule la presse avait de l’influence à revendre…
Mais revenons donc à notre version alternative et minimaliste de l’E3, celle de 2007, avant l’explosion de YouTube, des influenceurs et des réseaux sociaux. A l’époque, le gain massif de visibilité et de mise en avant que procurait l’E3 ne pouvait se faire que par l’intermédiaire de la presse, ce qui nous permet de comprendre les plaintes des éditeurs, lesquelles ont déclenché ce changement. Si les stands et plannings de rendez-vous du showfloor étaient alors submergés de bloggers (en majorité américains), cela laissait moins de marge de manœuvre à la presse du monde entier. Toute personne ayant travaillé durant un salon ouvert peut en témoigner : les journées dédiées au public sont beaucoup moins productives et s’avèrent épuisantes à cause notamment des difficultés de déplacement, des files d’attente, et du brouhaha ambiant fait de musiques, de discussions croisées et d’animations de type « jet de goodies », concours ou encore commentaires de partie aux micros : un environnement difficilement propice aux échanges constructifs et aux tournages de sujets vidéo. A titre d’exemple, traverser la gamescom se fait en une dizaine de minutes sans circulation et peut prendre jusqu’à 25 minutes si le salon est bondé. Cet écart, reproduit plusieurs fois par jour, rend les « jours publiques » difficiles d’approche pour les professionnels qui enchainent les rendez-vous avec souvent 15 à 30 minutes de battement entre chaque jeu exploré.
L'E3, entre rêve de gosse et semaine de travail acharné
L’E3 de Santa Monica à failli tuer la Fête du jeu vidéo
Derrière tout cela, il y a également le fait que les éditeurs désirent, sur ces événements, toucher le plus de monde possible. Pour l’industrie, il apparaissait alors logique qu’une grosse annonce ou qu’une session de jeu exclusive soit mieux relayée et plus visible si elle est traitée par des sites à fort potentiel de visites. Accorder du temps à de petits blogs avait en 2007 moins d’impact et représentait pour l’exposant un « taux de conversion » moins intéressant. C’est donc afin de favoriser la médiatisation du salon et de rassurer l’industrie que l’E3 déménage cette année-là à Santa Monica et voit sa fréquentation réduite comme peau de chagrin à 10 000 visiteurs, puis à 5 000 en 2008. La « fête du jeu vidéo » n’était plus, ce qui retira finalement l’un des principaux charmes du salon. Vivement critiquée, notamment par l’industrie indépendante qui comptais parmi les bloggeurs ses principaux supports, cet E3 nouvelle formule fait marche arrière dès 2009 en accueillant un spectre de participants beaucoup plus large qu’auparavant. Sa fréquentation augmentera alors progressivement pour flirter avec les 50 000 participants à l’orée 2015.
2015 : les YouTubers entrent en scène
Il y a presque deux ans, l’E3 s’ouvrait donc pour la première fois au grand public, mais sous certaines conditions. En effet, 5 000 places sont remises directement aux joueurs par les éditeurs : de quoi gonfler la fréquentation du salon de 10%. Des invités qui, on l’imagine bien, concernent en majorité des leaders d’opinion issus des réseaux sociaux, du streaming et de YouTube. Le salon dépasse alors les 50 000 participants pour la première fois depuis 10 ans et la formule est un succès pour l’ESA. Grâce aux « Prosumers » (les consommateurs professionnels), la couverture média grimpe, l’organisme engrange plus de recettes sur le salon et limite ainsi la casse face à la fuite des éditeurs. Car oui, il ne faut pas oublier non plus que depuis quelques années, un stand au Convention Center coute « trop cher » pour beaucoup d’éditeurs, lesquels décident de plus en plus d’organiser leurs événements « à côté du salon » comme pour l’EA Play à l’ex-club Nokia ou pour le catalogue Devolver, présenté dans des caravanes sur un parking, à 200m du salon. Nombreux sont également ceux qui enchainent les rendez-vous dans des chambres d’hôtel ou dans des suites louées pour la semaine. Le but est à chaque fois le même : proposer un cadre calme, favoriser l’échange, s’éloigner du bruit ambiant du salon, et payer finalement beaucoup moins cher qu’un box dans les coursives du Convention Center.
Une occasion unique pour les petits développeurs
Car si l’E3 a longtemps été l’unique convention majeure du jeu vidéo, il s’est peu à peu vu taquiné par des événements réguliers aux quatre coins du globe. Gamescom, TGS, PGW, PAX, GDC : on ne compte plus les salons dédiés à notre noble loisir, et les éditeurs non plus. Qui dit plusieurs salons majeurs, dit évidemment plusieurs présences recommandées pour les gros éditeurs, lesquels dépensent désormais beaucoup plus qu'avant en location de stand. Louer un espace proche du salon est donc devenu un sport national contre lequel l'ESA se bat en ouvrant les vannes au public. De même, pour de plus petits développeurs, se rendre à l’E3 est une démarche beaucoup plus facile qu'ailleurs. Un représentant de studio peut très bien venir avec trois images de son jeu et un morceau de rendu ingame, et enchainer les rendez-vous avec la presse, powerpoint à l’appui, assis en tailleur dans un couloir du Convention Center. Une ambiance « foire aux inventeurs » que l’on retrouve aussi à la GDC, un autre salon dédié aux développeurs et à la presse. D’ailleurs, les jeux que la presse voit à l’E3 sont souvent à un stade de développement très peu avancé, à un point que montrer cela au public serait assez dangereux pour l’aura du titre et du studio. Il y a un côté « toute première présentation » du titre qui permet de prendre le pouls de la presse sur des projets encore très malléables. Et nous ne parlons pas ici des vidéos « work in progress » que l’on voit régulièrement dans les making off, non, les versions présentées sont à cet instant pleines de bugs, rament plus que de raison, sont très loin d’être parfaites et manquent d’assets ou d’animation.
Devolver, éditeur qui déserte chaque année le Convention Center
Une ouverture du salon qui favorise le spectacle
Toutefois, même si le côté "très professionnel" de l’E3 facilite le travail de tout le monde, on note depuis deux ans un certain regain d’animation et un nombre croissant d’happening, qui renforce cette image de « fête du jeu vidéo » si chère au salon californien. Un élan qui vient surtout des triple A, seul format sur lesquels les éditeurs n’hésitent pas à miser gros pour conforter la notoriété des titres durant l’E3, en amont d’une sortie prochaine. Ainsi, on a pu voir l’an dernier une véritable fanfare dansante pour Mafia 3, jeu qui disposait également d’un superbe stand avec concert permanent de jazz. Aucun doute que l’affluence d’influenceurs ait motivé la mise en place d’un tel spectacle aussi couteux que mémorable, et c’est en ce sens que l’ouverture de l’E3 peut lui faire un bien fou. Avec l’avènement des réseaux sociaux, la notoriété publique du salon risque de grimper en flèche et le salon peut à terme devenir un spectacle vivant dans lequel se mêlent rendez-vous pro, sessions de jeu et animations pour le public. Toutefois, il apparait important d’opérer ce changement de manière progressive et de faire en sorte que tous les publics puissent s’y retrouver… Car actuellement ce n’est pas vraiment le cas…
A la rencontre d'un YouTuber invité à l'E3 2015
2016 : une édition pas si sexy pour le public ?
Si de nombreux YouTubers et Streamers se sont rendus au Convention Center en 2016 pour toucher du doigt et des yeux le graal que représente le salon, beaucoup ont vite fait le tour du showfloor avant de repartir vaquer à leurs occupations. Les rares ayant tenu la barre jusqu’au bout, comme At0mium, ont enchainé les présentations, rendez-vous et sessions de jeu avec développeurs : un vrai travail journalistique en somme. Et si l’E3 n’est pas suffisamment attractif pour le public à l’heure actuelle, c’est sans doute parce qu’en dehors des conférences et des happening, il s’agit d’un salon assez peu plaisant pour quiconque s’attend à une configuration classique dans laquelle on vient essayer des démos de jeux que l’on verra bientôt sur nos écrans… Le plus souvent, il s’agit d’ébauches et de concepts. Les 15 000 nouveaux arrivants de l’E3 2017 n’auront donc pas accès aux conférences et devront se contenter du showfloor et des multiples événements organisés par les gros éditeurs dans le cadre du « E3 Live » qui fait désormais partie du ticket d’entrée pour le public. Alliez ça au fait que le Convention Center soit plus petit que la majorité des lieux où se déroulent les salons ouverts au public et vous obtenez un show condamné à se morceler dans le but d'accueillir correctement plus de monde. Le but de cette ouverture est donc de reconcentrer l'aura du salon au Convention Center et au E3 Live et non dans des événements annexes, organisés dans le dos de l'ESA. De cette manière, les halls du salon mettront sans doute de côté les plus modestes projets, à terme, afin de mieux mettre en avant ce qui fait plaisir les joueurs : des démos de 15 à 20 minutes sur des titres quasi-finalisés. De toute façon, ce qui est soumis à embargo ou à NDA ne sera pas montrable au public...
Les américains seront aux anges, les autres un peu moins...
L’organisation va donc devoir retravailler son espace si elle souhaite permettre aux professionnels d’évoluer correctement et au public d’avoir suffisamment à faire pour rentabiliser le prix du billet. En effet, pour 150 à 250 dollars rien que pour entrer dans les halls et dans l’E3 Live toute la semaine, le show à intérêt à être à la hauteur. Car en dépit de ses qualités, le Convention Center n’est pas taillé pour une telle affluence. Avec 67 000 m² d’exposition depuis maintenant 8 ans, ce nouvel arrivage pourrait changer la face du salon si ce dernier ne mise pas à fond sur les événements parallèles. Même si l’ESA a assuré que l’aspect business & presse serait respecté, aucune distinction entre les journées presse et publiques n’est pour l’instant appliquée, ce qui risque de rendre le travail des professionnels plus difficile. Peu à peu l’E3 risque donc de perdre ce qui en faisait le temple professionnel du jeu vidéo au profit d’une configuration plus que jamais tournée vers l’entertainment, les sessions de jeu à la chaîne, et les espaces dédiés à la vente de goodies ou de nourriture. Les lecteurs ayant déjà participé à une PGW ou Gamescom verront sans doute le tableau. En définitive, c’est probablement une excellente chose pour le public américain, ça le sera probablement moins pour l’industrie, la presse et les joueurs du monde entier d’ici quelques années.