À l’été 2016, les joueurs du monde entier ont succombé à un drôle de Poké-virus, celui qui les poussait à sortir dans la rue pour attraper toujours plus de Pokémon. Huit ans plus tard, ce virus a muté pour nous donner follement envie d’ouvrir des boosters de cartes. Plus besoin de bouger, tout est dans la main : accessible, simple, efficace. L’appli TCG Pocket prouve encore que le strict minimum peut aboutir à un carton quand on est un poids lourd culturel aussi fort que Pokémon. Mais alors, qu’est-ce qui fait qu’on aboutit à un tel succès quand on est un jeu de cartes aussi peu développé ? Bref, la question nous a obsédé au point d’écrire ces lignes et d’essayer de soulever des pistes de compréhension et d’explication.
Simple et efficace, Pokémon se repose sur ses lauriers et les chiffres lui donnent en partie raison
Récemment, l’Entertainment Software Association (ESA) a tendu son micro à plus de 500 enfants américains, âgés de 10 à 17 ans, afin qu’ils répondent à une question toute simple : qu’est-ce qu’ils souhaitaient se voir offrir sous le sapin pour les fêtes de fin d’année ? Cela ne va étonner personne, mais 76% d’entre eux rêvent d’un cadeau lié aux jeux vidéo. La moitié d’entre eux ont d’ailleurs cité une console de salon. Si la PlayStation 5 et les Xbox Series se font concurrence, on imagine que la Nintendo Switch fait également fureur auprès du jeune public américain. Pour accompagner cette machine, quoi de mieux qu’un jeu Pokémon ? Dans les faits, c’est bel et bien un incontournable mais, si ces enfants en souhaitent un, il faudra se contenter de compléter sa collection… Eh oui, constat rarissime cette année, The Pokémon Company n’a pas lancé de nouveautés consoles pour Noël 2024. Pourtant, c’est un créneau majeur dans la stratégie de ventes de la compagnie. Depuis 2016, disons, les sorties se succèdent frénétiquement : Pokémon Soleil et Lune, Pokémon Ultra-Soleil et Ultra-Lune, Pokémon Let’s Go Pikachu et Let’s Go Evoli, Pokémon Épée et Bouclier, Pokémon Diamant Étincelant et Perle Scintillante, Légendes Pokémon : Arceus et, enfin, Pokémon Écarlate et Violet. Du haut de ses vingt-neuf ans (presque, en février 2025), la franchise Pokémon a toujours une astuce pour sortir un nouveau titre. Sauf que ce rythme et ce qui est proposé aux fans, ça a fini par lui jouer des tours.
Épée et Bouclier ? Pas assez original et simplifié à outrance. Diamant Étincelant et Perle Scintillante' ? Encore un remaster correct mais à la direction artistique plutôt clivante. Légendes Pokémon : Arceus ? Une idée originale mais une redondance trop forte et une technicité qui a fait couler pas mal d’encre. Pokémon Écarlate et Violet ? Un monde ouvert frustrant et, encore une fois, cette sensation d’un développement survolé par les équipes de Game Freak. Au fil des années, une certaine forme d’agacement a pointé son nez, donnant corps à un reproche qui a quelque peu écorné l’image de la franchise : c’est simple, c’est efficace… mais les équipes se contentent du strict minimum. Face à la prolifération des réprimandes, The Pokémon Company a décidé de lever le pied. Ce n’est que quelques mois après le lancement des versions Écarlate et Violet que la société a déclaré réfléchir à la planification d’un nouveau calendrier de développement. C’est notamment pour cette raison qu’il n’y aura pas de nouveau titre Pokémon inédit sur la liste des cadeaux de Noël. Pour pallier cette situation, The Pokémon Company a dû trouver le moyen de sortir au moins une production en 2024, et le choix s’est porté sur Pokémon TCG (Trading Card Game) Pocket. En soi, une version simplifiée du TCG qui tient dans la poche et dont la formule… reprend encore une fois ce principe du « simple et efficace, mais peu développé ».
Une montagne de cartes dans la poche, un concept qui tient sur un coin de table
Mais alors, qu’est-ce qu’on y fait dans ce Pokémon TCG Pocket pour être en mesure d’attirer 30 millions d’utilisateurs ? Eh bien, il n’y a pas tant de choses que cela ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que The Pokémon Company s’est contenté d’un lancement en douceur. Quoi qu’il en soit, ça ne change rien au principe on ne peut plus clair du jeu : chaque jour, vous avez le droit d’ouvrir deux boosters de cartes à choisir parmi les trois proposés. En fonction du paquet (Pikachu, Dracaufeu ou Mewtwo), vous avez un plus fort pourcentage de chance de récupérer la carte de telle ou telle créature de poche et, au fur et à mesure, vous complétez votre collection de l’extension « Puissance Génétique ». À cela s’ajoute un système de « pioche miracle » qui vous permet, en fonction d’un nombre défini de vitalité, de piocher au hasard l’une des cinq cartes obtenues par un autre joueur (ou d’un ami) dans l'un de ses boosters. À côté de ça, vous avez ensuite la possibilité de mettre en avant les cartes obtenues grâce à un système de cadres et de portfolios. En y réagissant, la communauté et vos amis vous donnent accès à des récompenses. Cependant, Pokémon TCG Pocket ne se résume pas qu’à cela. Pour vous apprendre les bases et vous mettre le pied à l’étrier, vous pouvez effectuer des activités en solo dans le menu Combat. Différents paliers s’offrent à vous, avec des tâches plus ou moins complexes à remplir pour faire le plein de récompenses, et vous permettent de tester la puissance de vos decks de cartes. En plus des missions de la partie Combat, vous avez aussi des objectifs de collection à remplir pour mettre la main sur des consommables à utiliser dans la boutique.
En l’espace de quelques lignes, on vous a résumé la proposition de ce Pokémon TCG Pocket. Bien évidemment, vous pouvez effectuer des combats en ligne avec vos decks réalisés sur mesure, mais c’est à peu près tout. Pour le moment, les échanges de cartes entre joueurs ne sont pas implémentés et ne le seront qu’à partir de début 2025. Et encore ! The Pokémon Company a expliqué qu’elles ne seront pas encore toutes éligibles à un processus d’échange… En réalité, cette stratégie de la société n’est pas anodine, mais nous y reviendrons. Car ce qui nous intéresse, c’est que la proposition de cette nouvelle application mobile s’inscrit encore dans cette lignée de productions qui, bien qu’étant divertissante, se reposent trop sur leurs acquis, ne prennent pas de risques et, surtout, donnent cette sensation de n’avoir gratter que la surface de ce qui était possible de faire avec le concept de base. Ouvrir des boosters, remplir un « Pokédex de cartes », effectuer quelques missions et s’adonner, si l’envie nous en prend, à une poignée de combats contre des adversaires qui ont déjà essoré la méta du jeu et ne font que proposer les deux voire trois mêmes combinaisons de cartes… Quoi qu’il en soit, on espère que The Pokémon Company a quelques idées en tête pour développer cette application car on risque de rapidement tourner en rond, et il faudra bien plus que des nouveaux boosters pour faire office de carotte. Entendons-nous, si le travail de numérisation peut paraître extrêmement prenant de prime abord, il faut savoir que le site officiel Pokémon détient une quantité astronomique de cartes prêtes à être déployées : une grande partie du travail est donc très largement mâchée !
Le jeu de cartes Pokémon nous a dans sa poche
Malgré tous les différents points que l’on a pu souligner, The Pokémon Company parvient à créer une véritable engouement avec, disons-le, trois fois rien. Pourtant, Pokémon Écarlate et Violet, l’un des épisodes les plus décriés de la saga, et ce pour tout un tas de raisons, est le troisième opus le plus vendu de l’histoire de la licence, juste derrière Pokémon Épée et Bouclier et les versions Rouge/Bleu (Rouge/Vert, au Japon). Plus fou encore, Pokémon Écarlate et Violet est en passe de chiper la seconde place tant l’écart se réduit entre les deux volets (25,69 millions d'exemplaires contre 26,44, selon les chiffres de fin septembre). Derrière ce score, on comprend que Pokémon, du haut de sa popularité intarissable, n’a pas besoin de faire grand chose pour être un carton absolu. Pokémon TCG Pocket ne déroge pas à la règle puisqu’on estime que le jeu a engrangé l’équivalent de 50 millions de dollars de recettes en l’espace de deux semaines (avec un fort pourcentage du côté du Japon (21%) et des États-Unis (13,1)), ce qui correspond à trois fois plus de recettes quotidiennes que le mastodonte Pokémon Go. Mais alors, comment peut-on obtenir un tel succès avec, comme on l’a vu, si peu d’éléments ? La première chose que l’on peut citer, c’est que la franchise Pokémon, en dehors de certains jeux dérivés, reste fidèle à un concept bien particulier et qui ne bouge pas. Pokémon, c’est une dose de nostalgie à laquelle les joueurs pardonnent beaucoup de choses et, paradoxalement, une licence qu’on espère retrouver comme telle à chaque opus parce qu'on y est attaché (personnellement) et parce qu’elle s’adapte à un immense panel de publics et livre sur une expérience à même de plaire au plus grand nombre.
Finalement, entre Pokémon TCG Pocket et les opus de la branche principale, il n’y a pas grande différence, et l’on retrouve pas mal de similitudes dans la construction. Si l’on capture des Pokémon d’un côté, on les collectionne (sous la forme d'une carte) de l’autre ; si l’on monte une équipe pour défier n’importe quel dresseur, on se bâtit un deck pour affronter les joueurs du monde entier ; on emprunte un chemin bien précis qui nous mène de combat en combat, on effectue une succession de quêtes/de missions et même des duels contre d’autres joueurs ; on atteint un objectif final en devenant Maître de la Ligue/en complétant le Pokédex, on débloque le niveau maximal et acquiert toutes les cartes de chaque extension. En soi, chaque jeu Pokémon tend à arborer une structure commune mais là où Pokémon TCG Pocket fait fort, c’est dans sa capacité à faire reposer son concept sur le joueur lui-même, en tant qu’individu et être humain. La première chose à noter, c’est que la nouvelle création de The Pokémon Company s’incruste astucieusement dans notre quotidien. Ce n’est plus seulement un rituel d’y jouer chaque jour (seul ; en famille ou entre amis, en s’envoyant le contenu de son booster), sa pratique devient un rendez-vous précis que le joueur prend plaisir à honorer. Contrairement à d’autres jeux, Pokémon TCG Pocket parvient à créer une dynamique journalière qui maintient un juste équilibre entre la session quotidienne, la petite routine qui ne devient jamais invasive ou chronophage - il suffit de cinq minutes pour remplir les quêtes quotidiennes et repartir avec ses quatre sabliers, ce qui fait gagner une ouverture tous les trois jours - et, surtout, la récompense et la satisfaction qui peut l’accompagner.
Ce détail que l’on soulève, c’est la deuxième idée maligne sur laquelle s’appuie le jeu. En quelque sorte, Pokémon TCG Pocket réunit deux choses qui peuvent entraîner une certaine forme de rétention ou, du moins, la mise en place d’une pratique régulière : un système de jeu similaire à celui du circuit de récompense cérébral et une dynamique ludique que l’on retrouve dans les jeux de hasard. Bien sûr qu’à l’ouverture de chaque paquet, on espère que celui-ci contiendra les meilleures cartes possibles ou le fameux « God pack » que les joueurs se partagent sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas pour rien qu’il y a eu tout un tas de techniques nébuleuses pour essayer de rationaliser chaque ouverture (les paquets « cornés/pliés », l’appui simultané lors d’une pioche miracle, par ex.) : chaque carte rare ou désirée s’accompagne d’un sentiment de satisfaction auquel on prend de plus en plus goût et que l’on veut retrouver encore et encore. Enchaîner les ouvertures jusqu’à tomber sur le « God pack », c’est comme rêver de décrocher une immense somme d’argent car on sait qu’on arrivera à en extraire une sensation positive. Alors, lorsqu’on accumule les tirages « perdants », on se dit que les probabilités finiront par jouer en notre faveur. Pour réitérer ces actions, le jeu nous invite soit à parcourir tous les défis, soit, plus simplement, à faire des achats à partir d’argent réel.
À côté de ça, l’acte de collectionner peut avoir tout un tas de significations pour celui ou celle qui la pratique. Dans le cas des cartes Pokémon, le jeu mobile est ici un prolongement de ce que les fans ou connaisseurs de la franchise pouvaient faire dans leur jeunesse, et retrouver cette sensation, tout en l'ayant à portée de main, allait forcément faire des émules. Néanmoins, comme on le disait, la fonctionnalité dédiée aux échanges n'est pas encore disponible. Dans un sens, cela oblige les joueurs à entretenir cette boucle d'ouverture de boosters et de dépense, ralentissant ainsi la vitesse de complétion du Cartodex, et c'était peut-être le moyen pour la société de s'offrir un lancement des plus confortables en termes de rentrées d'argent. Aujourd’hui, la pratique a atteint de nouveaux sommets, propulsée par la popularisation des ouvertures en direct de paquets de cartes (openings) et de displays, plus ou moins récents. Ainsi, si Pokémon TCG Pocket parvient à de tels résultats avec si peu, c’est parce qu’il mise sur des concepts basiques (la collection, la satisfaction liée à des récompenses) et qu’il fournit toutes les clefs aux joueurs pour alimenter lui-même son implication. Des récompenses, par exemple, on en retrouve de tous les côtés : on peut permettre à tous les joueurs de récupérer des tickets de boutique, on peut remercier son adversaire en fin de combat - histoire de lui offrir un lot de consolation en cas de victoire ou d'avoir un geste de fair-play -, on obtient des items à utiliser dans le jeu à chaque fois que l’on grimpe d’un niveau, on tente à tout prix de remplir les sous-objectifs de combat pour remporter des tickets et des sabliers… Ce n’est qu’une fois à sec que l’on peut envisager l’offre payante, en se rechargeant à la volée ou en souscrivant à un pass mensuel qui donne droit, entre autres, à un tirage gratuit de plus chaque jour. Si The Pokémon Company cherchait un moyen facile de compenser l’absence d’un titre Pokémon, ce n’est pas dans l’univers des créatures de poche qu’elle aura puiser son concept mais bien dans notre mode de vie et les comportements humains.