À l'heure où le jeu vidéo enchaîne les "masterclass" et chef-d'œuvre si l'on se fie aux agrégateurs de critiques, et où de plus en plus de remakes trouvent le moyen de se glisser dans le panthéon annuel des gamers, un exercice devient de plus en plus délicat, et surtout à chaud : définir quels sont nos jeux favoris de tous les temps. Plus délicate encore, la question des meilleurs jeux de l'histoire se pose régulièrement, tant notre média préféré offre régulièrement de nouveaux outsiders très rapidement mis sur un piédestal, ce que le temps viendra heureusement confirmer pour bon nombre d'entre eux. Non, définir The Last of Us ou The Legend of Zelda : Breath of the Wild comme des "game changers" dès leur sortie n'avait rien de hâtif, et les années qui passent nous l'ont prouvé. Cependant, il reste des monuments d'un autre âge, qui subissent fatalement les affres du temps, mais qu'aucun remaster ou remake n'embellira jamais assez tant l'original demeure intouchable dans le cœur de beaucoup. The Legend of Zelda : Link's Awakening fait partie de cette espèce rare, dite des "plus grands jeux vidéo de tous les temps", et la grande qualité de son remake, un quart de siècle plus tard, n'y changera jamais rien.

À l'origine, un projet de portage aux allures de défi

Le saviez-vous ? Link's Awakening aurait bien pu ne jamais voir le jour. Rien de véritablement surprenant quand on y réfléchit : derrière de nombreuses œuvres d'exception se cache souvent une histoire un peu loufoque, où rien ne présage de son incroyable destinée. En effet, Nintendo n'avait pas spécialement en tête de proposer une nouvelle aventure de Link exclusive à la petite Game Boy. En 1992, dans la lancée du succès de l'extraordinaire The A Link to the Past, c'est davantage vers l'expérimentation que l'on lorgne du côté de Kyōto. Est-il possible de porter ce titre d'anthologie, unaniment acclamé par la presse spécialisée et par les joueurs, sur un support aussi "faible" que cette console portable à l'écran si peu convivial, et limité à quatre nuance de gris ? C'est le défi un peu fou que s'est lancé le jeune Kazuaki Morita, et que remarquera Takashi Tezuka, le célèbre "bras droit" de Shigeru Miyamoto, créateur des licences Mario et Zelda.

Comme vous vous en doutez, il en résultera finalement une aventure 100% inédite, bien que reprenant en bonne partie l'esthétique de celui qu'on appelle "Zelda 3" (un peu comme Super Mario Land 2 : 6 Golden Coins le fit par rapport à Super Mario World, entraînant une comparaison semblable assez récurrente). Certains des concepts oubliés de l'opus SNES seront d'ailleurs enfin exploités, comme le fameux œuf géant au sommet d'une montagne qui y était initialement envisagé. Mieux encore : de simple projet, Link's Awakening devient le centre de toute l'attention de la "team Zelda" au sein de Nintendo. L'essentiel de l'équipe ayant œuvré sur A Link to the Past est reconduite pour développer Link's Awakening, dont un certain Yoshiaki Koizumi, connu pour avoir apporter la fameuse touche "onirique" à un titre qui bâtira en grande partie sa réputation sur son atmosphère si marquante et unique dans la longue histoire de The Legend of Zelda. La genèse très particulière de ce titre pourrait occuper de nombreux paragraphes, ainsi vous renverrai-je à l'article "L'histoire du rêve éveillé de la Game Boy" de Ayden, publié il y a quelques semaines sur JV, si vous souhaitez en savoir davantage.

Une plume particulière qui le rend unique

Là où Link's Awakening se distingue déjà beaucoup de ses prédécesseurs, et fait de suite office de tour de force sur un support aussi basique que la Game Boy, c'est au niveau de son écriture. Yoshiaki Koizumi lui offre un scénario pour le moins développé, une sacrée surprise pour un titre initialement si peu ambitieux. Alors que Nintendo est connu pour penser gameplay avant tout, et accorder une importance moindre à la profondeur des histoires que racontent ses créations, ce nouveau Zelda s'articule beaucoup autour d'un scénario fort, et d'un lore très soigné. C'est autour de ces derniers que viendront se greffer par la suite les éléments de conception et de réalisation plus traditionnels (et évidents) d'un jeu vidéo de l'époque : construction des différents tableaux, éléments de gameplay, composition musicale, etc. Mieux encore, les créateurs de Link's Awakening chercheront même à s'inspirer d'une référence culturelle occidentale contemporaine en la personne de la mythique série Twin Peaks, notamment dans la volonté de concevoir un univers étrange où se côtoient plusieurs personnages marquants, interagissant souvent de manière bizarre et énigmatique.

En 1993, c'est pourtant du côté de la Super Nintendo que les productions sont les plus abouties. Pas seulement en terme de réalisation et de défi technique bien évidemment, mais aussi bel et bien au niveau de leur écriture, en constante amélioration, dans un média qui ne cesse d'évoluer. Les synopsis absolument mythiques de Final Fantasy VI ou de Chrono Trigger, alors encore en gestation, iront dans ce sens et donnant une toute autre dimension au jeu d'aventure et/ou de rôle. Les Zelda n'avaient pas encore brillé à ce niveau jusqu'ici et on ne pouvait imaginer le premier épisode "nomade" de la série révolutionner quoi que ce soit. Toutefois, en ayant choisi de travailler un univers fouillé et marquant sur lequel greffer un gameplay déjà connu, Nintendo apportera un vent de fraîcheur inattendu à sa jeune licence (elle ne compte alors "que" trois jeux en sept ans), en revisitant le mythe de l'île isolée mystérieuse et de ses secrets. Supposé n'être qu'un spin-off, ce titre exilé loin d'Hyrule ira même plus loin en s'affranchissant délibérément d'éléments permettant d'identifier la saga, comme la Triforce, le royaume déjà connu et même la princesse donnant son nom à la licence ! Un comble au vu du titre du jeu, qui ne fera référence à Zelda que dans sa toute première boîte de dialogue, et dans un easter egg bien caché : le nom de l'héritière du trône d'Hyrule ne sert en fait qu'à déclencher une mélodie similaire au légendaire thème principal de la saga lorsqu'on le saisit comme nom de joueur au lancement de la partie.

Vous l'aurez compris : Link's Awakening prend complètement à contre-pied l'état d'esprit d'une firme qui a toujours pensé jouabilité et divertissement en priorité avant de vouloir faire travailler l'empathie et la réflexion chez le joueur. C'est au fil de l'étonnant conte surnaturel qui nous attend, et au gré des surprenantes rencontres que fera Link à travers l'île de Cocolint, que ce tout nouveau Zelda trouvera son âme, porté par une sorte de romantisme venu d'ailleurs et qui touchera plus que de raison toutes celles et ceux s'y étant embarqué(e)s… et surtout étant parvenu(e)s à son terme. Plus on progressera dans ce titre, plus ses enjeux scénaristiques grandiront, et plus l'ambition croissante d'un projet presque étonnamment anodin s'imposera alors comme une évidence, jouant sur sa qualité finale et sa grande singularité dans l'histoire de la série. Certes, il ne s'agit que du quatrième jeu portant le nom de The Legend of Zelda, mais très rapidement, on comprendra qu'il a largement de quoi rivaliser avec les références sur consoles de salon et être déjà, à l'époque, considéré comme le meilleur.

Boss marquants, PNJ charismatiques, nombreux contenus secondaires… Link's Awakening avait tout pour lui !

Au sommet de son art

Si la grande finesse d'écriture de ce Zelda restera un peu sans suite dans la glorieuse histoire de la saga – Majora's Mask mis à part, peut-être – ce ne sera pas le cas des autres axes de conception de ce titre à l'aspect révolutionnaire inattendu, bien plus influents. D'abord, après avoir joué un rôle "classique" dans les trois premiers volets en dépit d'un certain génie, la musique constitue une composante bien plus essentielle d'un titre qui va enfin réellement introduire cet élément majeur dans la série. Certes, en terme de gameplay, elle se limite toujours à l'utilisation d'un instrument à vent (l'ocarina succédant définitivement à la flûte des deux épisodes NES), mais avec lequel on peut quand même interpréter trois mélodies différentes aux propriétés distinctes. Ces dernières, à apprendre au cours du jeu (ce qui préfigure l'utilisation de celui du bien-nommé Ocarina of Time), offrent une étonnante variété d'interprétation pour un simple jeu Game Boy, un constat général qui s'applique décidément à toutes ses facettes. Mais dans Link's Awakening, la musique est bien plus qu'un simple élément de gameplay : elle est son cœur et son âme.

Je ne vais pas vous mentir : il faudrait un article entier pour s'attarder plus en détail sur le travail surprenant des talentueuses Minako Hamano (qui œuvrera sur plusieurs Metroid par la suite) et Kozue Ishikawa (compositrice sur les trois premiers Wario Land notamment), à qui se joindra Kazumi Totaka, célèbre pour le fameux jingle glissé dans toutes les "OST" auxquelles il a contribué. Un des épisodes de notre chronique "VGM" ayant par ailleurs déjà fait une partie de ce travail avec brio, je me permets d'ailleurs de vous y renvoyer. En parlant avec le cœur et sans aucune notion de solfège, je ne peux toutefois résister à l'envie de définir la bande originale de Link's Awakening comme une des plus belles de l'histoire du jeu vidéo : plus riche que tout ce dont la jeune saga a su nous faire profiter jusqu'ici, elle servira de point de départ au nouveau rôle essentiel tenu par la musique dans une série qui la mettra bien plus en avant par la suite. Déjà, ce Zelda se permet de faire mieux que son modèle sur Super NES, en proposant un thème spécifique à chaque donjon. Certes, certains réinterprètent des airs déjà entendus dans d'autres environnements sur un ton voire un tempo différent (celui du quatrième palais n'étant qu'une variante plus rapide et angoissante du thème des cavernes, par exemple), mais leur identité les rend très distincts et confère à chaque palais une atmosphère spécifique, souvent inquiétante et mystérieuse, chacun d'entre eux se concluant par l'acquisition d'un instrument de musique particulier.

En venant à bout des huit gardiens à affronter à l'issue de chacun de ces "niveaux", Link rassemble les Instruments des Sirènes permettant d'interpréter la Ballade du Poisson-Rêve au pied de l'œuf géant trônant au sommet de la Montagne Tartare, massif qui surplombe Cocolint. De quoi découvrir une incroyable performance de conception de plus puisque la Game Boy ne comporte que quatre canaux audio distincts, alors que huit sonorités sont à superposer : même dans ses tours de passe-passe techniques, l'équipe de développement de ce titre pas comme les autres joue sur l'illusion, comme si elle n'y avait pas assez bercé le joueur des heures durant. À travers plus d'une trentaine d'airs différents, Link's Awakening nous entraîne encore un peu plus profondément dans son univers en alternant ballades entraînantes et rythmées, thématiques sombres et stressantes, compositions carrément loufoques à l'image de l'île qu'elles dépeignent… et surtout, un enchantement permanent, dont même le son pourtant brut (et a priori tout sauf romantique) de la puce audio d'une Game Boy parvient à retranscrire le lyrisme d'exception. En 1993, on pouvait déjà succomber à la pure beauté de la Ballade du Poisson-Rêve "chantée" par Marine, et la réécouter interpréter cet air aux allures de complainte mêlant espoir et fatalité, ou se laisser emporter par le côté presque épique du thème encadrant l'ascension de la Montagne Tartare.

Pour en finir avec les considérations artistiques, il pourrait être aisé d'estimer que l'aspect purement "visuel" de Link's Awakening est peu inspiré et en retrait, du fait de son absence de couleurs et d'une palette archi limitée. Au même titre que sa bande son requiert une appréciation musicale bien au-delà des mélodies que peut proposer une Game Boy, ressentir la profondeur de sa direction artistique exige de lire entre les lignes et de voir bien plus loin que sa monochromie. Les couleurs font ici partie de notre imaginaire et nous devons les interpréter à notre guise, arpentant cette étonnante rêverie avec pour seuls repères des artworks officiels laissant supposer que Marine est rousse et porte une robe bleu ciel ; notre expérience de la tenue traditionnelle et du physique de Link apporte des nuances de vert, et notre connaissance d'éléments naturels rajoute le jaune du sable où débute l'aventure.

Tout le reste se vit à l'instinct, Link's Awakening souhaitant nous rappeler que l'on vit un rêve éveillé et qu'il tient au joueur d'en conter une bonne partie comme il l'entend. Enfin, le character design original, enrobé d'un étonnant soin du détail (essayez de voler un article chez le marchand et d'y revenir ensuite, pour voir !), et l'humour décalé étonnamment équilibré sur l'ensemble font constamment mouche. Chaque PNJ, antagonistes compris, bénéficie d'une personnalité et d'un background travaillés malgré une réalisation évidemment sommaire, et j'y reviendrai plus bas. Là aussi, l'interprétation et le niveau de lecture permettent de ressentir l'identité et le vécu de chacun des personnages rencontrés, et ce d'autant plus que le jeu relie une grande partie de ces derniers entre eux à travers une grande quête globale très maîtrisée. Ce troc sous forme de fil rouge, concept de quête annexe qui fera école, sera repris dans d'autres épisodes de la série ou d'autres licences par la suite, voire parodié avec justesse et humour (en 2010, le très sympathique 3D Dot Game Heroes excellera particulièrement à ce niveau).

Deux boutons seulement pour un gameplay riche

Alors que l'on tient l'épisode le plus complet et le plus soigné de la série sur le fond et, plus étonnant encore vu le support concerné, sur sa forme, une telle harmonie n'aurait de sens qu'avec un gameplay léché, complet et audacieux. Un autre point sur lequel la Game Boy fait (plus que) merveille. En effet, le minimalisme forcé de Link's Awakening ne se trouve que peu de limites question jouabilité. Portant à l'époque aux nues "Zelda 3" et sa vision du jeu d'aventure en vue du dessus, je m'attendais à en trouver une version épurée, au moins du niveau des deux opus NES, une machine dont la manette dispose exactement des mêmes boutons que la petite portable. Si la construction générale du titre et le level design des palais n'ont littéralement rien à envier à A Link to the Past, il n'était pas aussi évident de mettre le joueur à l'épreuve face à des énigmes d'une complexité comparable à celles du maître. En plus de proposer des tableaux sur deux niveaux à la perspective finement travaillée, Nintendo rappelle une fois de plus son incroyable maîtrise quand il s'agit de diriger et d'utiliser les capacités d'un personnage avec efficacité et intelligence.

Même en terme de maniement de Link, on évite le clone bête et méchant de The Legend of Zelda (et son attribution un peu spartiate des objets à utiliser), et comme reprendre le mapping des touches de l'épisode SNES n'est pas possible, il faut bien innover ! Encore plus ingénieux que Super Mario Land 2 vis-à-vis de Super Mario World dont il réexploitait de nombreux sprites, ainsi que pas mal d'idées pourtant théoriquement impossibles à mettre en pratique sur un tout petit format (comme le saut tournoyant par exemple), Link's Awakening permet à Link une pléthore de mouvements et d'utilisations d'objets en tous genres avec deux boutons seulement. Autoriser le joueur à associer n'importe quel objet aux boutons A et B (dont l'épée et le bouclier, qui peuvent donc être déséquipés si besoin !) force le joueur à redoubler d'ingéniosité pour déterminer quelles sont les bonnes "combinaisons" pour se tirer de situations épineuses. Même côté jouabilité, on est face à une des créations les plus intelligentes de l'histoire de l'industrie…

Côté level design, Takashi Tezuka souhaitait délibérément une carte de petite envergure pour se focaliser sur sa personnalité plutôt que sa superficie. Ses dimensions franchement honorables offrent à chaque région son propre cachet, pittoresque et marquant. Cependant, Link's Awakening surprend son monde en ne se limitant pas à la traditionnelle vue du dessus ! L'insertion de phases type plate-forme dans les souterrains permettant de rallier un point à l'autre (dans les palais ou parfois sur la map globale) constitue une autre réussite inattendue, surtout que cet angle de vue fut décrié chez Zelda II : The Adventure of Link. L'illusion est une fois de plus parfaite dans ces séquences agrémentées d'une exploitation aussi étonnante que maline de certains personnages de l'univers de Super Mario. Ce clin d'œil est un ajout pertinent ET ultra jouable, et on retrouvera d'ailleurs cet axe de gameplay inattendu durant une étape de l'aventure sous forme d'affrontement sous-marin (c'est d'ailleurs le premier Zelda où l'on peut diriger Link sous l'eau de façon visible), qui tient carrément du shoot'em up à la Gradius ou R-Type. Et ce, toujours avec seulement deux boutons (A et B) et la croix de direction : comme le dit la boîte de dialogue croisée dans chaque donjon, "C'est ça le progrès !"

Une version française incroyablement culte

Il serait injuste de rendre hommage à Link's Awakening sans avoir une pensée émue pour Véronique Chantel, hélas décédée il y a 10 ans de cela déjà. La célèbre traductrice des jeux Nintendo en France donnait un peu l'impression de se moquer de nous au travers de boîtes de dialogue étranges ou à l'humour que ne renierait pas l'auteur de ces lignes. On repensera notamment à l'incroyable "Métalica (sic) se fait rosser !" dans Secret of Mana ou au titre du niveau "Liane Folies" dans le premier Donkey Kong Country… pour ne citer qu'eux. Parfois maladroites, presque gênantes voire hors contexte, ses boîtes de dialogues ont bercé notre enfance, et son travail dans Link's Awakening fut probablement un des meilleurs de sa courte carrière au sein de l'entreprise, dont elle fut licenciée après un épisode pour le moins controversé au siège social de Nintendo, rapporté à l'époque par son confrère allemand chargé de la localisation dans la langue de Goethe.

En attendant, Link's Awakening fut très certainement son "chef-d'œuvre". Certes, on ne saura jamais si son humour et la fraîcheur de ses traductions ont été aidés par des coups de malice de quelques programmeurs coupant le bloc de texte au bon moment avant son défilement. Franchement, comment ne pas rire bêtement devant « Tu as le Gland ! Tu seras mieux » ? Reste qu'il en résulte une localisation de qualité, remplie de clins d'œil (la fameuse référence à Madonna !) et de blagues idiotes mais surtout bon esprit. En 1993, peu de jeux avaient bénéficié d'une VF aussi soignée et dont les rares ratés passaient davantage pour une blague volontaire de l'équipe chargée de la localisation. L'œuvre de la regrettée traductrice ne fait que refléter un esprit général, rempli de sensibilité, d'humour et renforçant l'empathie du joueur envers les nombreux PNJ d'un jeu qui ne manque pas de personnalité(s) à ce niveau : Tarin, madame Miaou-Miaou, Pépé le Ramollo, Monique la Lunatique, Richard, ou encore les nombreux animaux croisés çà et là (notamment dans leur village dédié) ont chacun leur histoire, leur façon de s'adresser à Link, et bien d'autres encore donneront envie de leur venir en aide ou de remplir les mini-quêtes leur étant associées.

Une petite cartouche tellement remplie et soignée

Puisque je les évoquais dans cet encart, il convient d'évoquer la grande quantité de PNJ proposée par Link's Awakening, qui fait partie de ses innombrables points forts. Si on ne croise beaucoup d'entre eux qu'à une seule reprise, la grande majorité participe tour à tour à un étonnant système d'échange démarrant avec la fameuse peluche de Yoshi, qui remplace les side quests optionnelles rétribuant généralement en rubis et en fragments de cœur. Alors certes, ces derniers font toujours partie de Link's Awakening : de nombreux quarts de cœur sont à trouver, en plus des réceptacles relâchés par les boss une fois éliminés. Assez court malgré ses huit palais (qui n'ont cependant pas grand-chose à envier au modèle "Zelda 3"), ce jeu finalement très japonais a le mérite de proposer un mini-jeu de pêche, là aussi repris par presque tous ses successeurs, un "UFO catcher" aussi frustrant que dans la réalité (et c'est encore pire dans le remake de 2019), ou encore une collection de coquillages planqués un peu partout et parfaitement optionnels, mais dont la finalité est d'améliorer l'épée de Link.

L'inventaire ne prend pas vraiment de risque en n'intégrant qu'un seul vrai nouvel item en la personne de la plume (unique dans la série, comme celle de Super Mario Kart, un de mes autres jeux de cœur !). Cette dernière améliore grandement les déplacements de Link, lui permettant de sauter tout un tas de précipices et d'obstacles. Oui, à l'époque, Link sautait manuellement dans un épisode sur deux ! Deux objets à utilisation limitée sont également introduits, rappelant quelque peu l'étoile d'invincibilité d'un certain plombier moustachu : le gland et le fragment de puissance (seul élément de tout le jeu rappelant la Triforce), permettent d'augmenter respectivement la résistance de Link et la puissance de ses attaques durant quelques instants. Sans révolutionner la série, Link's Awakening applique ici avec brio une recette bien connue à un support que l'on pensait trop limité pour cela : sa maniabilité solide est couplée à la présence d'objets familiers, à l'utilisation simple et efficace pour une jouabilité exemplaire. Mieux encore, la gestion singulière de l'inventaire incite le joueur à essayer tout un tas de combinaisons d'objets étonnantes, comme les bottes associées à la plume pour réussir de super sauts, ou encore l'incroyable combo flèches + bombes, que je vous invite à tester si vous ne l'avez jamais tenté…

La perfection en noir et blanc

C'est presque une évidence : Link's Awakening est un jeu à qui je ne trouve quasiment rien à reprocher, voire rien du tout. Exemplaire dans sa réalisation pas si sommaire que ça, voire audacieux et visant toujours juste, le premier Zelda à intégrer le catalogue Game Boy est la métaphore idéale du rêve matérialisé en jeu vidéo. Mieux encore, il répond on ne peut mieux à la définition de l'aventure alors que le support limité l'accueillant avait tout intérêt faire miser Nintendo sur le gameplay en priorité. Son équipe, pour le coup quasi orpheline de Shigeru Miyamoto, n'a clairement pas chômé pour nous livrer un titre amusant, divertissant et surtout bien conçu, mais c'est bien au-delà d'un "simple" jeu d'aventure très bien réalisé que se situe sa plus grande force. À travers, notamment, la présence presque envahissante de cet étrange hibou souhaitant autant prodiguer des conseils que retourner notre cerveau, Link's Awakening est une création subtile, qui s'adresse régulièrement au joueur pour mieux le happer dans un univers onirique hors du commun, un peu comme s'il lisait un livre passionnant et énigmatique.

En optant pour un ton léger et décalé, opposé à l'atmosphère épique caractérisant d'ordinaire la saga mais s'avère totalement absente ici, le duo Koizumi/Tanabe s'autorise une liberté certaine face à un synopsis délibérément prévisible. L'humour omniprésent permet d'atténuer la portée dramatique et de minimiser les exigences du joueur face au suspense concernant la révélation attendue, amenée comme une évidence mais en usant habilement et régulièrement de toutes les ficelles dont l'œuvre dispose. Ainsi, au lieu d'espérer un twist final impossible, on s'inquiète davantage de la destinée de Marine et de tous les habitants de Cocolint, conçus pour être terriblement attachants : on ne veut pas mettre fin à ce rêve si magique et mystérieux. Link's Awakening s'achève du coup non seulement dans une certaine angoisse et trop vite, parce que très court, mais surtout car diablement accrocheur et immersif. Une bien surprenante réussite pour un jeu vidéo aux prétentions somme toute raisonnables, censé nous amuser et nous évader… mais aurions-nous imaginé qu'il aille aussi loin, voire dépasse ses ambitions ?

En se réveillant sur l'étrange île Cocolint, Link n'a aucune idée de la surprenante aventure qui l'attend…

Remake-moi si tu peux

Je viens de passer plusieurs paragraphes à vous expliquer pourquoi Link's Awakening est un des meilleurs jeux de tous les temps, et vous aurez sans doute noté que j'ai défendu exclusivement sa version monochrome de 1993, sans jamais vanter les mérites de son portage colorisé sorti sur Game Boy Color fin 1998. Je ne suis pas non plus revenu sur le remake de 2019 paru sur Nintendo Switch, et pour cause : c'est vraiment l'édition d'origine à laquelle je suis attaché, et qui a pour moi une place tout en haut du panthéon des jeux vidéo. Lorsque j'ai (re)découvert Link's Awakening en version "Deluxe," le charme a bien sûr opéré de nouveau mais un peu différemment, la colorisation en modifiant plus l'esprit que prévu. Mais ce ne fut pas le seul souci.

Je pense d'abord à la facilité du titre, au défi déjà pas très relevé de base, ici accrue grâce à plein d'indications supplémentaires insérées de façon souvent inappropriée. Les énigmes originales de Link's Awakening sont vraiment bien pensées, et ont sans doute mis pas mal de bâtons dans les roues aux joueurs connaissant mal Zelda, ses mécanismes usuels, et le léger vice de ses développeurs. Cette complexité toute relative est hélas éludée dans une réédition qui se moque du joueur en lui offrant trois fois plus d'indices dans les donjons, peu "codés" et bizarrement de plus en plus explicites au fur et à mesure qu'on se rapproche de la fin ! Certes, la palette de couleurs plus riche met en évidence des éléments précis jouant un rôle déterminant dans la progression, et simplifie quelques énigmes un poil trop tordues (la statue du château Canulet, ça vous parle ?), mais quand même. Link's Awakening DX préfigure ainsi toute une génération de titres très "guidés" du côté de chez Nintendo, et un peu trop grossièrement par moments. Ces changements impactent bien sûr l'imaginaire désormais beaucoup plus limité du joueur : en rajoutant davantage de vie et de modernité, il fallait s'attendre à perdre une partie du charme originel… bien qu'un tel niveau d'assistanat ne s'impose aucunement.

En couleurs, Link's Awakening est vraiment joli, bien sûr… mais ce n'est plus tout à fait le même jeu.

Plus agaçant encore, une partie de l'âme de Link's Awakening se voit bafouée, au niveau d'un curieux manque de respect des personnages, dialogues et détails d'origine. Si l'on se demande déjà ce qui justifiait de changer l'emplacement des cartes, boussoles et rubis dans les coffres des donjons, j'ai personnellement déploré avec amertume certains changements de dialogues totalement injustifiés, et de nouveautés dans le script rédigées dans un ton assez inadapté au jeu. Je vise ici les vouvoiements rajoutés là où tous les habitants de Cocolint employaient historiquement le tutoiement, ou les improbables réflexions à la première personne de notre héros, totalement hors de propos (même si on a évité le pire : il ne parle toujours pas, ouf). Où diable résidait l'intérêt d'ajouter des éléments aussi peu en phase avec la création d'époque, qui n'apportent rien de nouveau ou de pertinent ? Se "contenter" d'apporter une couleur légitime aurait clairement largement suffi.

En fin de compte, The Legend of Zelda : Link's Awakening DX est une réédition fidèle et efficace quand il se contente de coloriser l'existant, mais le gâche souvent lorsqu'il tente de le modifier, et n'apporte rien de génial lorsqu'il ajoute des nouveautés. L'outil photo est un gadget certes sympathique et amusant, mais auquel je n'ai jamais ressenti le besoin d'avoir recours une seule fois. Il anticipait quelque peu la mode des rééditions de hits apportant du tactile, du motion gaming ou autres "gimmicks" dont la majorité se contrefiche, sans parler du donjon bonus (jouant sur la composante des couleurs) très en-deçà des originaux en terme de level design, et dont l'hommage musical est aussi agréable aux oreilles qu'inadapté vu qu'on se situe très loin d'Hyrule. En outre, sa récompense finale, qui n'appartient évidemment pas au même univers que les Instruments des Sirènes, a pour seul objectif… de vous faciliter la suite de l'aventure. En fait, il ne semble même pas appartenir au même jeu, se rapprochant davantage de Oracle of Ages ou Oracle of Seasons, deux excellents jeux rendant à l'époque encore un peu plus dispensable cette version "DX" d'un jeu qui aurait pu rester unique. Il n'y avait pas de raison de changer quoi que ce soit à la perfection.

Quant au remake Switch, son principal mérite fut de faire redécouvrir le mythe, en se basant (hélas) sur la version DX. Je ne vous cacherai cependant pas que de bout en bout, il trouva le moyen de me transporter à nouveau dans une féérie unique en son genre, à travers une direction artistique un peu particulière mais qui collait bien à l'atmosphère si spéciale de Cocolint, et une réorchestration de haute volée de sa bande originale, toujours une des plus belles de l'histoire du jeu vidéo. S'il n'était pas foncièrement indispensable, j'estime personnellement que le Link's Awakening "revisité" de 2019 se justifiait bien davantage que celui de 1998. Mieux encore, je le recommande même vivement à quiconque souhaiterait se plonger dans ce chef-d'œuvre singulier sans devoir affronter l'austérité des versions Game Boy, fatalement devenues un peu désuètes si on n'a pas eu la chance de découvrir le jeu vidéo avec ces supports d'une autre époque…

Bon, c'est vrai, je l'admets, mon petit cœur fragile n'a pas davantage résisté à cette séquence dans le remake de 2019.

Considérer un titre Game Boy en noir et blanc comme un des meilleurs jeux vidéo de tous les temps vous semble audacieux ? En 1993, The Legend of Zelda: Link's Awakening était une œuvre d'une rare beauté, et relevait un défi technique incroyable. Envoûtant, poétique, sur fond de compositions musicales et d'un propos d'ensemble allant droit au cœur, ce Zelda pas comme les autres réussissait un pari fou en terme de gameplay, et ce sur absolument tous les points où l'on pouvait l'attendre, avec plus ou moins de sévérité. Le premier épisode portable de la saga redéfinissait alors déjà certains de ses contours, intégrant des éléments devenus indispensables, en plus de trancher habilement avec ses aînés et de montrer qu'une si jeune licence pouvait déjà se renouveler avec efficacité. À travers l'histoire qu'il nous contait, à l'issue prévisible mais terriblement émouvante, ce "petit jeu" offrait une aventure hors du commun, dans le huis-clos d'un songe dont on ne voulait sortir que pour satisfaire sa curiosité, et assister à un des épilogues les plus déchirants et sublimes à la fois que le jeu vidéo ait offert. Démodé depuis et bien plus accessible via son remake, le Link's Awakening original demeurera toutefois le jeu vidéo le plus cher à mon cœur pour tout un tas de motifs que j'estime plus que légitimes. Et puis après tout, ne considère-t-on pas que des films d'un autre âge font partie des chef-d'œuvre du septième art ? Ainsi, retenez ceci : le cinéma a Citizen Kane, le jeu vidéo a Link's Awakening.