Pierre angulaire du jeu d’aventure au début des années 90, The Secret of Monkey Island a marqué son époque et propulsé son créateur - Ron Gilbert - comme le pape du genre. Il quittera cependant Lucasarts juste après Monkey Island 2 et la licence a continué sans lui avec plus ou moins de succès. De son côté, Dave Grossman, l’autre créateur des aventures de Guybrush, a travaillé un temps chez Telltale et notamment sur Tales of Monkey Island, le dernier épisode en date sorti en 2009.

Rex Crowle, quant à lui, est nouveau sur la licence et officie comme directeur artistique sur Return to Monkey Island. C’est à lui que l’on doit le look très tranché de ce nouvel épisode, un style graphique que l’on reconnaît bien si l’on a joué à Tearaway sur PlayStation. Il donne donc une nouvelle direction à la série.

Nous avons eu la chance de poser quelques questions au trio, quelques semaines avant la sortie de Return to Monkey Island.

Un chantier qu’il a fallu monter de toute pièce

Ron Gilbert est le véritable Papa des aventures Guybrush Threepwood, le pirate le plus naïf des Caraïbes. Il a cependant quitté le navire Lucasarts en 1992, quelque temps après la sortie de Monkey Island 2 : Lechuck’s Revenge. 30 ans plus tard, les retrouvailles avec la licence sont aussi inattendues que réjouissantes. Le créateur a toujours voulu réaliser “son” Monkey Island 3, mais le projet ne s’est mis en branle qu’il y a deux ans. Une page blanche à remplir pour Ron et son équipe : “Je n’avais pas vraiment d’idée de ce que serait Monkey Island 3, après Monkey Island 2.”, nous confie-t-il. “

Beaucoup de gens pensent que j’avais un gros document de travail sur mon bureau, au moment de quitter Lucasarts, mais c’est tout à fait faux. Ma seule idée était que Lechuck devenait un démon, que Guybrush allait en Enfer et que Stan était là. Et c’est peu près tout. Ces quelques idées ont fini par être utilisées dans d’autres jeux Monkey Island dans les années qui ont suivi. C’était donc impossible pour nous de faire ce jeu aujourd’hui. J’ai voulu que Return to Monkey Island débute exactement là où Monkey Island 2 s’arrête. C’était la seule chose qui comptait réellement pour moi et que je voulais absolument faire. Ron Gilbert, créateur de Monkey Island.

Mais pour le reste, Ron Gilbert et Dave Grossman ont dû tout reprendre à zéro et trouver le bon angle pour une suite de Monkey Island 2 30 ans plus tard : “On s’est assis avec Dave (Grossman) devant une feuille blanche et on a dû se poser les bonnes questions : quelle histoire voulons-nous raconter ? Où en est Guybrush ? Et où en sommes-nous, en tant que designer et scénariste ? Comment faire tout ça du mieux possible au lieu d’essayer de revenir en arrière et essayer de créer ce Monkey Island 3 qui n’existait que dans la tête des gens ?”

The Secret of Monkey Island (1990) / Monkey Island 2 (1991)

Une liberté créative totale, malgré Disney

Un challenge, mine de rien, qui les a occupés pendant une bonne partie du début du développement. Mais, heureusement, ils ont pu avoir une liberté créative totale, quand bien même la licence Monkey Island appartient aujourd’hui à Disney, comme nous le confirme Ron GIlbert.

C’était quelque chose de très important pour moi : si je dois faire ce jeu, je dois le faire comme je l’entends. Je ne veux pas faire le jeu que Disney ou Devolver veut, ou même que les fans veulent. J’ai eu des discussions avec Disney au début, je leur ai dit tout ça et ils ont été totalement ok. Et je dois dire que ça a été un très bon partenaire. Ils nous ont vraiment demandé très peu de changements et à chaque fois, ça a été pour des questions de droits. C’était du genre : “Ah, vous ne pouvez pas faire ça dans le jeu, sinon on va avoir un procès”. Mais c’est tout. Ron Gilbert.

Pour Dave Grossman, qui a travaillé sur Tales of Monkey Island il y a plus de dix ans chez Telltale, l’expérience a été très différente. Il a notamment pris part plus activement au développement, ne serait-ce que par la taille bien plus réduite de l’équipe. “Tales of Monkey Island a été une bonne première expérience pour faire un Monkey Island en tant qu’adultes”, Confie-t-il. “Dans l’équipe, nous étions tous plus vieux et on pensait à des thèmes bien plus adultes. Mais c’était une expérience vraiment très différente de Return to Monkey Island. En partie parce que Ron n’était pas là, on a juste eu un meeting avec lui pendant un weekend”.

Mon rôle sur Tales of Monkey Island était très différent : ce n’était pas le seul jeu sur lequel je travaillais, je n’y ai pas écrit une ligne de dialogue ou créé un puzzle. Je supervisais surtout les autres en m’assurant qu’on garde les bons thèmes et que l’on traite les personnages correctement. Et l’équipe a fait un très bon travail, j’étais content du résultat. Mais je n’avais pas l’impression que c’était “ma” série. Là, j’ai pu travailler étroitement avec Ron à nouveau, ça a recréé une dynamique que l’on a toujours eu et ça m’a rendu vraiment heureux. J’ai pris beaucoup plus de plaisir sur Return to Monkey Island. Dave Grossman, co-créateur de Monkey Island.

Tales of Monkey Island, par Telltale

Un univers visuel à réinventer

L’autre gros défi de Return to Monkey Island a été de lui trouver une identité visuelle. Il faut rappeler que chaque jeu a un look différent et seuls les deux premiers épisodes sont en 2D pixelisés, à cause des contraintes techniques de l’époque. Rapidement, Ron Gilbert comprend que faire Return to Monkey Island en pixel-art n’est pas nécessairement une bonne idée. La rencontre avec Rex Crowle est déterminante : cet artiste anglais a un univers bien à lui et a déjà travaillé sur la série Tearaway sur PlayStation. Mais c’est aussi un authentique amoureux de Monkey Island, “qui lui a donné envie de faire des jeux vidéo”. Reprendre cet univers et ses personnages iconiques a représenté un gros travail, avec beaucoup d’itérations et de prises de risque : “Ça a été un challenge, car les personnages et le monde sont très différents d’un épisode à l’autre.” , précise Rex Crowle. “Mais ça a légitimé le fait de partir sur un tout nouveau design. “

Ce qui nous a aidé, c’est que certains lieux du premier jeu sont à nouveau là. Du coup, on s’est posé la question de comment certains lieux de l’île de Mêlée allaient évoluer avec le nouveau style graphique. Les premiers dessins que j’ai effectués pour le jeu concernaient ces lieux connus. J’allais voir Ron et on discutait de la façon dont on voulait “styliser” les choses. Faire ça nous a permis de capter la bonne atmosphère et être sûrs que l’on avait bien l’essence des lieux. Rex Crowle, directeur artistique de Return to Monkey Island.

Il a donc fallu retrouver l’atmosphère de l’île de Mêlée du premier épisode, mais également arriver à capter les spécificités de personnages iconiques. Guybrush, Elaine ou Lechuck doivent en effet être parfaitement reconnaissables, tout en s’insérant harmonieusement dans cette nouvelle direction artistique. “Pour les personnages, c’est la même chose,” ajoute Rex Crowle, "il a fallu ajuster pour voir à quel point ils devaient être stylisés. On a aussi dû faire attention à la lisibilité : les personnages doivent être bien lisibles, que vous jouiez sur une Nintendo Switch ou un TV géante."

On a dû trouver un équilibre entre une silhouette très bien définie et le fait qu’ils soient très détaillés. On ne voulait pas qu’ils aient l’air de personnages faits en flash. On a donc trouvé un style très “livre d’histoire”, avec des traits assez épais et un effet brush, mais qui colle bien à l’ambiance et à l’histoire du jeu.” Rex Crowle, directeur artistique de Return to Monkey Island.

Une “polémique” sur le style graphique, qui n’a pas aidé

D’ailleurs, ça ne vous a peut-être pas échappé : depuis la présentation du jeu il y a quelques mois, le style graphique de Return to Monkey Island fait largement débat et la réception des fans n’a pas toujours été celle espérée par Ron Gilbert et son équipe. Après une période un peu compliquée, où ils ont décidé de se mettre en retrait sur les réseaux sociaux, Ron Gilbert et Dave Grossman semblent désormais plus philosophes.

Vous ne pouvez pas faire quelque chose qui plaît à tout le monde, c’est impossible. Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, tout le monde a un mégaphone et il faut faire avec, c’est comme ça qu’est le monde moderne. Ron Gilbert.

Dave Grossman est quant à lui plus habitué à ce genre de polémique grâce (ou à cause) de son expérience chez Telltale. : “J’ai travaillé 10 ans chez Telltale et à chaque fois que l’on faisait quelque chose on nous disait : “je déteste-ci, je déteste-ça, je n’aime pas le design, le choix de casting…” Quelqu’un sera toujours en désaccord avec ce que vous faites, mais on s’y habitue et on passe à autre chose.”

Une bande-son “comme à la maison”

Un aspect qui devrait “rassurer” les plus conservateurs, c’est bien entendu la musique. Sur ce point, les 3 compositeurs d’origine sont de retour et l’on aura donc droit à une bande-son composée par Clint Bajakian, Michaël Land et Peter McConnell. Un retour qui devrait être délicieux pour nos oreilles et qui a été semble-t-il tout aussi agréable pour l’équipe de développement, comme nous le confirme Dave Grossman et Ron Gilbert : “Ces gars ont souvent travaillé ensemble et ils ont une super dynamique. C’était très fun de les regarder travailler. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait : je me suis assis confortablement et je les ai regardés travailler”, s’amuse Dave Grossman.

D’autant plus que, depuis Monkey Island 2, les techniques de création musicale pour le jeu vidéo ont radicalement évolué et les possibilités ont explosé. Une aubaine pour les compositeurs, comme nous le confirme Ron Gilbert :

En 1991, il fallait faire avec du Midi ou du Adlib. La plupart des musiques de Return to Monkey Island sont jouées en live par des musiciens ou un orchestre. Techniquement, c'était très différent et ça donne une palette créative plus large. Ces 3 gars connaissent la musique de Monkey Island, comme Dave et moi connaissons Guybrush. Il fait partie de nous. C’est pareil pour eux. J’ai vraiment eu très peu de directives à leur donner, à part : “faites de la musique de Monkey Island”. Et ils l'ont fait et c’était brillant. Ron Gilbert.

Un jeu d’aventure pour tous

La question que l’on peut se poser au sujet de Return to Monkey Island est à quel point le titre sera abordable pour les profanes de la série. Il ne fait aucun doute que l’on aura droit à un point n’click “à l’ancienne,” avec toutefois l’ergonomie et le confort que l’on peut attendre d’un jeu de ce genre en 2022. Nous ne devrions donc pas être dans une expérience purement rétro, comme a pu l’être Thimbleweed Park, le précédent jeu de Ron Gilbert. Et surtout, il est très important pour l’équipe que les nouveaux venus dans l’univers de Monkey Island ne soient pas totalement largués, comme nous le confirme Dave Grossman : "Dès le début, on savait que ça ne devait pas être un jeu pour les fans et ceux qui connaissent l’univers. Il fallait que tout le monde puisse en profiter. Pour tous les personnages qui reviennent, on s'est assurés qu’il y ait une remise dans le contexte. On a mis en place une fonction “scrapbook” qui permet, si vous le souhaitez, d’avoir un résumé de ce qui s’est passé dans les jeux précédents."

On a fait des playtest durant le développement, avec des gens qui connaissaient bien Monkey Island, mais aussi des gens qui n’avaient jamais joué à un jeu de la série. On a fait très attention à noter ce qu’ils trouvaient intéressants et ce qu’ils trouvaient perturbant. On a vraiment essayé d’avoir une approche équilibrée. Ron Gilbert.

La suite ? Peut-être du côté de Maniac Mansion

Il est évident que Return to Monkey Island est un jeu déjà essentiel dans la carrière de Ron Gilbert, Dave Grossman et Rex Crowle. L’héritage des deux premiers Monkey Island, sortis il y a plus de 30 ans, se doit d’être respecté, mais la vision créatrice est unique, inébranlable et incontestable. Car avant d’être un jeu pour les fans, ce nouveau Monkey Island est un vrai jeu d’auteurs. Le grand chef d’orchestre, Ron Gilbert, continue d’explorer sa propre légende, après un Thimbleweed Park qui sonnait comme une réflexion sur le statut de créateur. Et pour la suite ? Ron Gilbert le dit lui même : "J’ai toujours aimé faire de nouvelles choses". Et pourtant, il y a jeu qui reste cher à son cœur et sur lequel il aimerait retourner :

La seule chose que j’aimerais explorer à nouveau est Maniac Mansion. C’était un jeu très intéressant et innovant, mais qui avait beaucoup de défauts. C’était mon tout premier jeu d’aventure en tant que designer et j’aimerais y retourner. Pas seulement avec un remaster, mais vraiment une ré-imagination. Je ne sais pas si j’arriverai à faire ça un jour, mais c’est le seul de mes jeux sur lequel j’aimerais revenir. Ron Gilbert.

Maniac Mansion (1987), le premier jeu d'aventure de Ron Gilbert.

En attendant, un jour peut-être, de jouer à un remake de Maniac Mansion, réjouissons-nous du retour de Guybrush Threepwood et de son équipage de bras cassés. Il nous tarde de retourner sur l’île de Mêlée et - enfin - de découvrir le véritable secret de l’île aux Singes. Ça valait bien 30 ans d’attente.

Return to Monkey Island sort le 19 septembre sur PC et Nintendo Switch