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Ce mois-ci, un monument du jeu vidéo fête son 20e anniversaire : Ico. Malgré une sortie plutôt discrète à l’époque, le jeu s’est par la suite imposé comme une production innovante et inspirante pour beaucoup de projets qui ont suivi. Mais Ico, c’est surtout le point de départ d’une trilogie un peu particulière, symbole d’une vision à part mêlant simplicité, poésie et esthétisme : celle de Fumito Ueda.
Dans ce papier, nous essaierons d’éviter de spoiler délibérément les intrigues et surprises d'Ico, Shadow of the Colossus et The Last Guardian. Néanmoins, certains aspects de leurs histoires et mécaniques de gameplay se doivent d’être évoqués. Ainsi, si vous souhaitez vous plonger dans l’œuvre de Fumito Ueda sans trop en savoir, la prudence est de mise lors de la lecture de cet article.
Sortir des sentiers battus
Si Fumito Ueda est aujourd’hui l’une des figures les plus importantes et atypiques du jeu vidéo, il n’a pas attendu Ico pour être à contre-courant. Dès son jeune âge, il se refuse à accomplir ce que la société attend de tout adolescent : bien travailler à l’école pour s’assurer un avenir convenable. Au diable les devoirs et autres leçons à apprendre, Fumito Ueda aime la moto, sa console et le dessin. Avec ses petites caricatures, il cherche uniquement à faire rire la galerie et conservera peu de ses œuvres, toutes destinées à ses différents amis. Mais avec les nombreux compliments (et même distinctions) qu’il reçoit, il commence à comprendre que son art pourrait bien devenir son gagne-pain.
Il intègre donc la prestigieuse Université des arts d’Osaka, qui a notamment accueilli sur ses bancs le créateur d’Evangelion, Hideaki Anno, et Takashi Tezuka, co-créateur des licences Mario et Zelda. Mais là encore, il n’est pas vraiment passionné par les cours. Pour la petite anecdote, au moment de choisir son option, il se tourne vers l’art abstrait par fainéantise : plus facile de rendre un devoir d’art abstrait réalisé la veille qu’un travail plus réaliste. Fumito Ueda réalise très vite qu’il ne peut décemment pas se diriger vers une carrière artistique traditionnelle et décide plutôt de se tourner vers ses hobbies : le jeu vidéo et la télévision.
Après divers petits emplois, c’est finalement chez Warp (D, Enemy Zero...), studio émergent, qu’il va faire ses premières armes. Mais les mois passent et le jeune homme, aujourd’hui connu pour ne pas faire dans le compromis, se sent bridé : il veut se lancer dans un autre projet, le sien. Rassuré par la sortie de jeux atypiques tels que PaRappa the Rapper et Intelligent Qube, il se dit qu'il y a finalement de la place pour des visions alternatives dans cette vaste industrie. Fort de ces deux nouvelles influences, il décide de se lancer. Il aura suffi d’un film-pilote (médium souvent exploité par Ueda comme une base pour ses jeux) envoyé à Sony que pour que le projet soit soutenu par l’entreprise nippone. Après quoi la machine est très vite lancée. Ico sortira en 2001, suivi de Shadow of the Colossus (2005) et The Last Guardian (2016). Trois jeux très différents et pourtant très proches en même temps. Ils s’articulent tous autour d’une vision particulière du jeu vidéo, d’un univers « uedesque » qui s’articule autour de trois grands principes : un minimalisme réfléchi, un lien particulier entre le joueur et l’IA, ainsi qu’une sombre poésie.
Conception par soustraction
Difficile de parler de l’œuvre de Fumito Ueda, sans commencer par l’un de ses plus grands principes : la conception par soustraction (design by subtraction) . Comme son nom l’indique, l’idée est de développer des jeux se contentant de l’essentiel : partir d’un concept, puis imaginer des mécaniques de gameplay, pour finir par l’histoire, le tout en enlevant au fur et à mesure les détails jugés superflus. Cette doctrine, Ueda et son équipe l’appliquent de façon radicale. Que ce soit pour Ico, Shadow of the Colossus ou The Last Guardian, les développeurs ont dû dire au revoir à tout ce qui ne servait pas le concept initial. Des restes de la fainéantise du jeune Ueda ? Pas vraiment, puisque plusieurs éléments seront modélisés avant de passer sous le crible implacable de ce grand perfectionniste. Ainsi, pour Ico, il restera peu de choses du film-pilote de 1997. Au revoir les villageois, la dense forêt, le désert aride, et bonjour la simplicité de la forteresse inspirée notamment des œuvres de Giorgio de Chirico, fondateur du mouvement dit de la Peinture métaphysique. L’essence de ce mouvement artistique consiste à dépeindre ce qui va au-delà du réel, en passant souvent par des représentations minimalistes et figuratives de la réalité. Autant dire que Fumito Ueda a bien choisi ses inspirations.
C’est pour suivre ce principe que les jeux d'Ueda ne présentent pas de barre de vie constamment présente, ni aucun système d’expérience ou d’inventaire sophistiqué. On se concentre uniquement sur ce qui est nécessaire. C’est pourquoi Shadow of the Colossus est une succession de boss sans ennemis intermédiaires. Si le but est d’abattre des Colosses, à quoi bon combler les trous avec des niveaux sans réel intérêt ? Et puis, pour éviter la lourdeur et des mécaniques superflues, les 48 colosses initialement imaginés sont vite descendus à 24, pour finalement n’être que 16 au moment de la sortie du jeu.
Mais alors quels sont les avantages d’une telle technique ? Et bien, c’est lors de la Game Developers Conference de 2004 que le créateur a décidé de partager pleinement sa vision. Selon lui et la team ICO, réduire le nombre d’éléments présents dans un jeu permet d’améliorer sa qualité globale. Cela se passe aussi bien du côté de l’histoire, du character design, de l’animation, du sound design, ou encore de l’interface et du level design. En simplifiant tous ces éléments, c’est le réalisme et le côté immersif du jeu qui s'en trouvent bonifiés. En effet, la multiplication de détails, selon Ueda, ne peut que desservir l’immersion, en perdant et sortant le joueur de l’univers dans lequel il est plongé. En s’éparpillant ainsi les développeurs produiraient donc de la quantité (à la manière des open-world très fournis que l’on peut voir pulluler aujourd’hui), mais sans gage de la qualité. Sans compter que cette vision permettrait également de réduire les coûts de production. Un minimalisme réfléchi et gagnant donc qui animera toute l’œuvre de Fumito Ueda, en s'articulant autour du deuxième point clé de sa vision : le lien comme fil conducteur.
Jusqu’à ce que la mort les sépare
Tout a débuté avec un constat :
Pour je-ne-sais-quelle raison, j’avais vraiment envie de réaliser un jeu faisant figurer une IA. À l’époque, il y avait un certain nombre de jeux avec des personnages joués par des IA, comme Wonder Project J ou Hello Pac-man. Mais je voulais fabriquer une IA capable de répondre directement au joueur, sans un écran pour servir de médiateur comme c’est le cas dans les interfaces des jeux d’aventure en point’n’click. Je me suis dit qu’une façon d’y parvenir serait de mettre le joueur directement dans le jeu, et le faire collaborer avec le personnage joué par l’IA.
Fumito Ueda pour le magazine CONTINUE
Ainsi, un étrange lien est à l’œuvre dans tous ses jeux entre le personnage joué et ceux contrôlés par l’IA. Et cela se ressent aussi bien dans l’histoire que sur les mécaniques de jeu. Dans Ico, vous incarnez un jeune garçon du même nom qui, enfermé dans un château, trouve et aide une jeune femme, Yorda. À partir du moment où les deux personnages sont réunis, leur destin devient lié. Agrippé à la main de Yorda (en pressant sans interruption R1, créant ainsi un lien concret avec le joueur), c’est avec elle que vous allez devoir vous enfuir. Si la jeune femme se fait attraper, cela marquera la fin de votre aventure. Un principe qui fait de chaque seconde passée loin d’elle, un moment de stress et de panique qui ne s’atténuera qu’une fois sa main à nouveau dans la vôtre. Que ce soit au niveau de la (très discrète) musique, des vibrations ou de la façon qu’ont les deux personnages de communiquer, ce lien ne se voit pas juste, il se ressent en jeu. À bien des égards, ce lien très particulier rappelle celui de la Bergère et du Ramoneur dans Le Roi et l’Oiseau. Tout au long de ce film d'animation, les deux personnages cherchent en effet à fuir, main dans la main, un roi tyrannique pour vivre au grand jour leur amour. Rien d’étonnant donc que cette œuvre ait servi d’inspiration pour Ico, mais aussi toute l’œuvre de Fumito Ueda.
Car ce lien central constitue également l’essence de ses autres jeux. Ce qui fait de The Last Guardian un jeu marquant pour beaucoup, c’est cette relation qu’entretiennent Trico, la grande créature solitaire, et le petit garçon que l’on incarne. Si, comme dans Ico, il faut parfois se séparer pour mieux avancer, les deux personnages finissent toujours par se retrouver, et ce n’est qu’ensemble qu’ils pourront parvenir au bout des dédales du grand bâtiment à gravir. Complémentaires aussi bien sur la taille que sur leurs aptitudes, le joueur a besoin de cette IA et doit fonctionner en coordination avec elle. Sans compter que pour vous débarrasser des différents gardes qui tenteront de mettre fin à votre épopée, vous devrez vous reposer entièrement sur cette dernière.
Pour ce qui est de Shadow of the Colossus, les choses sont quelque peu différentes. En effet, Ueda a d’abord vu en la relation entre Wanda, Mono et les différents Colosses, celle qui animerait son jeu, qui émouvrait les cœurs. À la sortie de ce dernier, c’est pourtant celle liant Wanda à son cheval, Agro, qui marquera les joueurs. Rien d’étonnant puisqu’il s’avérera être son seul véritable compagnon dans ces terres désolées et abandonnées. Il y a ainsi un risque à vouloir analyser une œuvre à la fois si complexe et si minimaliste. Ueda lui-même invite chacun à trouver dans ses jeux la signification qui lui sied, à la manière d’un poème abstrait :
La façon dont je vois les choses, c’est qu’ils se passent peut-être dans le même monde, ou dans le même univers. Mais pour tout ce qui va au-delà de ça, on laisse l’imagination du joueur décider. Chacun a une relation différente avec les deux titres précédents, alors nous n’allions pas vous dicter ce qui est et ce qui n’est pas. C’est au joueur de décider.
Fumito Ueda pour PlayStation Blog
L’art dans toute sa splendeur
Quand Ico sort en 2001, c’est toute l’industrie du jeu vidéo qui prend un nouveau tournant :
Nul doute qu'avec Ico (et quelques autres), le jeu vidéo sort peu à peu de son âge primitif, s'acheminant vers un devenir adulte qui n'entrave en rien son indéfectible part d'enfance
« Les Cahiers du cinéma : Hors-série Spécial Jeux vidéo » (septembre 2002), Solitudes, n°209H.
Jusqu’ici exclusivement vu comme un médium de divertissement, il fait peu à peu ses armes dans le domaine de l’art. Si aujourd’hui, le débat sur la valeur artistique du jeu vidéo fait encore rage, il trouve racine en cette période. Si bien que selon Charles Herold, critique au New York Times, « aucun débat sur le potentiel du jeu vidéo comme médium artistique ne peut se faire sans référence à Ico de 2001. » C’est dire à quel point l’art d’Ico (et, a posteriori, de toute l’œuvre de Fumito Ueda) a su laisser sa marque. Rien d’étonnant quand on voit à quel point ses jeux transpirent la poésie, tout d’abord de par les histoires qu’ils content.
Malgré le manque de scénarios élaborés, Ico, Shadow of the Colossus et The Last Guardian parviennent tous les trois à nous transporter à travers des histoires fortes et marquantes. Dans ces jeux, on parle deuil, destin maudit, renouveau, entraide, dépassement de soi, empathie… Ainsi, bien des morales peuvent ressortir de ces trois jeux. En plaçant l’importance de l’autre au cœur d’Ico, Ueda semble rappeler qu’assouvir un but égoïste n’a aucun poids face au fait d’aider une âme en peine. Peu importe que vous soyez sur le point d’ouvrir la porte vous permettant de vous rapprocher un peu plus de la sortie, si Yorda est attaquée, vous n’avez d’autre choix que de l’aider : il s’agit de la seule et unique bonne chose à faire ! Dans un autre registre, Shadow of the Colossus se penche sur un questionnement métaphysique : est-il bon de chercher à ressusciter les morts ? À la manière du Conte des trois frères, la réponse semble être non, car le prix à payer pour déjouer la mort est bien trop fort. Avec de tels questionnements, les jeux d'Ueda et de la team Ico ne peuvent qu'impliquer émotionnellement ceux qui viennent s'y perdre :
Suis-je le seul à avoir fini le jeu en une seule session ? Ça m’importait, j’avais l’impression d’être investi d’une mission comme jamais auparavant dans ma vie de joueur. Il s’agit de la meilleure histoire d’amour de tous les temps {…} l’histoire la plus émouvante que j’ai vu de ma vie.
Dans "L'esthétique de Fumito Ueda" de Jérôme David, papier publié dans la Nouvelle revue d’esthétique
Et la forme ? Au-delà des spécificités du jeu vidéo qui sont exploitées avec brio (la manette jouant un rôle actif dans cette expérience et non plus celui de simple contrôleur), l’esthétique du jeu est travaillée à la manière d’un tableau digne des plus grands. La formation artistique d’Ueda se ressent bien et, comme nous l’avons vu brièvement, il a su puiser son inspiration dans diverses peintures. Nous évoquions Chirico tout à l’heure pour Ico, mais il est important également de citer Giovanni Battista Piranesi, dit Piranèse, peintre italien connu pour ses Prisons imaginaires (gravures). Il suffit de jeter un œil aux dédales qu’elles dépeignent pour comprendre que les chemins labyrinthiques et vertigineux présents dans les différents jeux (tout particulièrement Ico et The Last Guardian) s’en inspirent.
Si je n’étais pas dans l’industrie du jeu vidéo, j’aurais aimé devenir un artiste classique. Même si je considère les jeux, mais aussi tout ce qui exprime quelque chose – que ce soit des films, romans ou manga -, comme des formes d’art.
Fumito Ueda pour The Guardian
Mais il ne suffit pas de retravailler de l’art pour en faire. Ce qui fait la superbe du travail artistique d’Ico, Shadow of the Colossus ou The Last Guardian, c’est cette ambiance onirique qui est retranscrite, cette dichotomie permanente (petits personnages/architecture colossale, noirceur des décors/lumière toujours présente…) qui transparaît, ce style épuré mais réfléchi et efficace... Du contenu pur et dur jusqu'à la jaquette de ses jeux, Ueda n'a de cesse d'exploiter et adapter (le clair-obscur rendu grâce au bloom par exemple) les techniques artistiques traditionnelles pour pigmenter ses créations. Et puisqu’il serait vain de placer quantité de mots surfaits pour rendre hommage à ces œuvres d’art à part entière, nous ne pouvons que vous inviter à vous plonger, manette en main, dans cet univers atypique qui a fait de Fumito Ueda un des plus grands noms du jeu vidéo.
Avec seulement trois jeux, Fumito Ueda a su imposer sa patte et sa vision, si bien qu'aujourd'hui ils sont nombreux à s'inspirer de son travail. Avec un style reconnaissable entre mille et une politique atypique, chacune de ses productions fait office d’OVNI au milieu d’une industrie noyée sous les triple A. C’est pourquoi sa prochaine œuvre est attendue avec impatience. Si un visuel nous a, il y a peu, confirmé que l’artiste comptait bien enrichir un peu plus son univers onirique, on en sait encore trop peu pour avancer quoi que ce soit. Mais on ne se mouille pas vraiment à dire qu’il faudra attendre encore un bon moment avant de pouvoir découvrir ce que nous réservent Ueda et son équipe (qui ont maintenant leur propre studio, genDESIGN). Car, comme toujours avec Ueda, qualité ne rime pas avec quantité, mais bien avec délai.