Un cours en bourse multiplié par 17 en un mois, des fonds spéculatifs au bord de la faillite... la chaîne de magasins de jeux GameStop est en train de faire trembler la finance mondiale. Le vendredi 22 janvier, l’action du groupe GameStop, propriétaire des magasins du même nom aux Etats Unis et au Canada, et de Micromania-Zing en France, est montée en flèche de 50 %. Le lundi suivant, 25 janvier, l’action grimpe encore de 18%. Le mardi 26 janvier, l’augmentation est de 93% tandis que mercredi, le titre connaît une variation de +135 % ! Mais que se passe-t-il sur les marchés financiers ? Nous revenons sur le cas GameStop qui secoue encore aujourd’hui le monde de la finance.
La mécanique du "short selling"
Avec le confinement de 2020, le nombre de traders jeunes et amateurs a monté en flèche partout dans le monde. Ces nouveaux investisseurs ont un comportement évidemment très différent des boursicoteurs traditionnels. L’idée derrière ce qui arrive au titre GameStop, c’est de se jouer du système en se servant de ses mécaniques. En bourse, la stratégie la plus classique consiste à acheter des actions à un prix donné un jour, puis d’essayer de les revendre plus tard lorsqu’elles atteignent un montant supérieur. C’est que l’on appelle faire une plus-value, plus-value rendue possible par un gain de valeur de la société qui a ouvert de nouveaux magasins, lancé de nouveaux produits, ou encore amélioré ses performances et ses bénéfices en diminuant ses coûts de fonctionnement.
Ce qui est moins connu du grand public, c’est qu’il est possible de faire exactement l’inverse, à savoir parier contre une entreprise en estimant qu’elle va décliner, annoncer de mauvaises nouvelles, être confrontée à des situations difficiles. En d’autres termes : perdre de la valeur en bourse. C’est ce qu’on appelle la vente à découvert, ou “short selling”. La mécanique peut sembler ubuesque : au lieu d’acheter une action à quelqu’un et de la conserver en vue de la revendre plus chère, il faut faire exactement l’inverse. L’idée n’est pas d’acheter mais de vendre l’action qui est estimée comme étant sur-évaluée, avec comme stratégie de la racheter plus tard quand elle sera moins chère. Pour vendre une action que nous ne possédons pas à la base, il faut tout d’abord l’emprunter à quelqu’un, en échange de frais de location de l’action.
Prenons un cas pratique. Imaginons que le premier mars, vous empruntiez une action qui vaut 100 dollars à un investisseur avec pour but de la vendre. Vous lui promettez que vous lui rendrez un exemplaire de cette action au plus tard le 31 mars, le tout accompagné d’un frais de location de l’action, mettons 1 euro. L’investisseur qui prête est très prudent, il cherche à faire travailler ses actions à long terme, pas à acheter ou vendre les fluctuations. Ce qui compte, c’est qu’il retrouve le même nombre d’actions à la fin, il cherche juste à gagner sur les frais de location qu’il facture. Coup de chance, vous aviez vu juste, l’entreprise annonce le 12 mars de mauvais résultats, son cours en bourse tombe à 80 euros. À partir de ce stade, vous pouvez conclure la transaction en la rachetant à 80 euros sur les marchés financiers et la rendre à l’emprunteur, avec les frais de location (1 euro dans notre histoire). Vous avez fait un bénéfice de 19 euros. Mais vous pouvez aussi être plus gourmand si vous êtes persuadé que l’action va continuer de s’effondrer, parce qu’un nouveau confinement va paralyser à l’économie, parce que vous avez la conviction que des pertes dans les comptes de l’entreprise ont été cachées, et qu’elle peut descendre encore plus bas, jusqu’à la faillite. Si la société ferme, c’est le jackpot, puisque vous n’avez pas à rendre l’action d’une entreprise qui n’existe plus. Il suffit juste de continuer à payer les frais de location tous les mois au loueur, qui peut prolonger le contrat de location tant qu’il ne désire pas absolument retrouver son action d’origine.
Honorer le contrat
C’est dans ce genre de paris osés que se sont spécialisés certains fonds d’investissement qui cherchent à dégager des profits en pariant contre des entreprises en mauvaise santé. Et c’est ce mécanisme qui a été utilisé contre GameStop… et qui est à l'origine de son succès. Reprenons notre exemple d’une action vendue à découvert 100 euros, mais cette fois-ci, elle annonce de très bonnes nouvelles, des bénéfices au lieu de pertes par exemple, et là son cours décolle. L’action monte alors à 300. Or, il va bien falloir racheter une action à un moment pour honorer le contrat de location et la rendre à son propriétaire d’origine. 300 - 100 = 200 euros de perte, plus les frais de location. Ce n’est qu’un exemple, mais dans la réalité, cette mécanique peut être utilisée par des millions de personnes pour des montants s’élevant à des millions de dollars. Avec en plus le phénomène typique de la finance et de la déconnexion avec la réalité qu’elle peut provoquer : A a vendu à découvert une action à B, qui l’a mise en location auprès de C, qui la vend à découvert à D, qui lui-même la remet en location à E qui la vend à découvert. Alors qu’il n’y a qu’une seule action en circulation, en théorie, on se retrouve avec 3 personnes, A, C, et E, qui doivent la “rembourser”. Qu’est ce qui se passe si tout le monde doit rembourser en même temps, ou que soudainement, plus personne ne veut mettre l’action en location ? Le marché s’emballe, et les prix s’envolent car tout le monde essaie au plus vite de trouver une action pour se sortir de la situation. C’est ce qui s’est passé avec l’action GameStop.
La fronde organisée sur Reddit
En difficultés depuis des années, GameStop enchaînait pertes sur pertes et fermetures de magasins. Début 2020, le groupe ne valait plus que 253 millions de dollars. Pour les fonds vautours, l’affaire était conclue : GameStop courait vers la faillite, et plusieurs d’entre eux avaient ouvert d’importantes positions vendeuses pariant sur une banqueroute. Mais c’était sans compter sur la communauté d’environ un million d’investisseurs atypiques du Reddit WallStreetBets. Cette communauté de jeunes traders a voulu “soutenir” GameStop. Leurs motivations sont variées : attachement à une marque qui a accompagné leur enfance et adolescence, conviction que la chaîne de magasins vaut plus que les 200 millions de capitalisation… et surtout une envie de montrer à l’ancienne génération de la finance que la force d’une communauté, même reliée que par Internet, peut tout changer.
Pendant tout l’été, la communauté WallStreetBets s’est vivement encouragée à acheter des actions de GameStop. Au printemps, l’action valait 4 dollars. A la fin de l’été, l’action valait 7 dollars. Fin septembre, 10 dollars. En novembre, 12 dollars. En décembre, 15 dollars. Une montée soutenue par le forum à laquelle ne croyaient pas les fonds d’investissement allant contre GameStop. Ces derniers ont effectivement continué à vendre des actions à découvert, croyant dur comme fer à la faillite de GameStop et pensant pouvoir retourner le courant d’achat à la baisse. Peine perdue : la communauté a continué à grossir, à acheter des actions GameStop, jusqu’à ce qu’un tournant ait lieu. Mi-janvier, GameStop annonce avoir réalisé un bon trimestre grâce à la sortie des PS5 et Xbox Series, et nomme de nouveaux administrateurs. Les bonnes perspectives pour l’entreprise tombent enfin ! C’est là où la machine s’emballe. La conviction du forum trouve enfin un écho dans le réel avec ces bons résultats et l’action monte en flèche. Les fonds spéculatifs continuent leur pari contre GameStop, valeur de la bourse américaine contre laquelle on dénombre le plus de positions vendeuses, mais des utilisateurs du forum comprennent ce qui se profile : un “short squeeze”, la situation évoquée au-dessus, où les vendeurs à découvert vont devoir courir après les actions qu’ils doivent rembourser. Le forum fait passer le message qu’il faut tenir et ne pas vendre.
Le cours de GameStop tient, puis s’envole et vaut 20 fois plus qu’au 1er janvier. Certains forumeurs annoncent avoir gagné de quoi rembourser leurs prêts étudiants et pouvoir changer de vie. Le fonds d’investissement qui tablait sur une faillite de GameStop, Melvin Capital, perd près de 3,5 milliards de dollars pour pouvoir sortir de sa position vendeuse. Certaines sociétés de trading vont jusqu’à suspendre la possibilité d'acheter l'action GameStop (sans suspendre la possibilité de la vendre...), alors qu’elles sont censées être neutres vis-à-vis du marché. Le patron de la bourse américaine annonce suivre de près l’affaire, tout comme l’équipe de Joe Biden, le nouveau président des Etats-Unis. Et dire que les analystes répètent que les marchés financiers sont censés s’auto réguler...
Si la manipulation de cours est illégale depuis toujours, les “buzz boursiers” ne sont pas une nouveauté, mais ils ont désormais lieu sur les réseaux sociaux, et non dans des salons d’investisseurs ou dans des magazines financiers. Voilà qui change beaucoup la donne. L’histoire de GameStop va rentrer dans les livres d’histoire économiques comme ce qui semble être la première victoire des jeunes investisseurs et des gamers contre le monde de la bourse en costume-cravate. Une situation applaudie et encouragée par Elon Musk lui-même, fondateur de Tesla qui a, de la même façon, soulevé et retourné les shorteurs en 2020. Aujourd'hui, l'achat des actions GameStop a été suspendu sur plusieurs plateformes. Résultat, le cours a terminé dans le rouge mais il est remonté après la séance. Nous avons noté des réactions politiques autour de l'affaire. Pour la première fois, un front démocrate républicain semble s'unir pour se saisir de la controverse. Il s'intéresse tout particulièrement au fonds d'investissement Citadel qui est impliqué à la fois comme intermédiaire financier pour Robinhood et qui est aussi actionnaire d'un fonds qui avait "shorté" GameStop. Ce qui est certain, c'est que l'affaire n'en finit pas de rebondir et dépasse le cadre du jeu vidéo aujourd'hui.