Dans l’industrie du jeu vidéo, les reports sont monnaie courante : encore récemment, The Last of Us 2 changeait de date pour finalement sortir en mai 2020, et Ubisoft bousculait son calendrier pour se remettre de l’échec de Ghost Recon Breakpoint. Mais que se cache-t-il derrière ces changements, aujourd’hui anodins ? Et comment le tout impact la vie des éditeurs et des développeurs ?
Dans le monde du jeu vidéo, il y a certains noms qui évoquent immédiatement des développements tortueux, à base de remises en question, de changements d’équipe et bien sûr, de reports. Duke Nukem Forever en est sans doute l’exemple le plus évocateur. Annoncé en 1997, le doom-like est finalement sorti en 2011, après 14 ans de longs et douloureux efforts de quatre studios différents.
S'il s'agit d'un cas particulièrement extrême, le titre incarne une tendance faisant partie intégrante du développement de jeux vidéo modernes : les dates de sorties sont souvent décalées. Et il y a plusieurs explications à cela. Un studio peut juger que son projet nécessite quelques coups de polish supplémentaires (Naughty Dog pour The Last of Us 2) voire qu’il n’atteint pas un certain standard de qualité (le reboot de Metroid Prime 4) ; que sa date est finalement trop risquée au vu de la sortie de titres majeurs (Gravity Rush 2 décalé de novembre 2016 à janvier 2017 à cause de The Last Guardian et Final Fantasy XV) ; l’échec commercial d’une console peut peser dans la balance (si on lit entre les lignes du report de Breath of the Wild après la descente aux enfers de la Wii U) ; et l'arrivée d'une nouvelle technologie peut même rebattre les cartes.
“Dans le développement de jeux, établir un calendrier exact est impossible” explique Jason Schreier sur Kotaku. “Parfois, un niveau qui est censé prendre deux semaines de travail va finalement prendre deux mois. Et il n’y a aucun moyen de prédire combien de bugs vont surgir au cours de la production”. Schreier sait de quoi il parle : pour la préparation de son ouvrage “Du sang, des larmes et des pixels”, l’homme a discuté avec de nombreux développeurs. Et dans la dizaine de titres évoqués dans son livre, tous ont un point commun : chacun a été reporté.
Plus de pression pour les développeurs
Au fil de ses recherches, Jason Schreier a rencontré Aaryn Flynn, ex-directeur général de Bioware (Dragon Age, Mass Effect). Toujours sur Kotaku, il raconte à quel point annoncer le report d’un jeu est un crève-cœur.
C’est horrible de dire à une équipe qu’un jeu est retardé. Parce que vous savez que ça signifie d'énormes efforts supplémentaires pour eux. C’est comme dire, “oh, la ligne de fin du marathon que nous avions fixé est en réalité un peu plus loin, désolé les gars”
Anthem, le dernier jeu de Bioware, a lui aussi été reporté
Dans le processus de publication d’un jeu, les dernières semaines sont en effet particulièrement éprouvantes. C’est dans cette période, appelée “le crunch”, que les développeurs peuvent affiner le fruit d’un travail de plusieurs mois voire années. Ils augmentent ainsi considérablement leur temps de travail, parfois même les week-end. Et reporter un jeu alongera naturellement cette étape. Ces derniers temps, plusieurs scandales liés à cette pratique ont fait la une de l’actualité vidéoludique, notamment pour les développements d’Anthem, Fortnite ou encore Red Dead Dedemption 2. Malheureusement, les studios recourent souvent au crunch pour boucler leur développement.
Les heures supplémentaires (liées au crunch) font autant partie intégrante du développement d’un jeu vidéo que le clavier ou l’ordinateur - Jason Schreier, “Du sang, des larmes et des pixels”
En plus de nombreuses pressions psychologiques dues au crunch, un autre facteur vient peser sur le moral des équipes : l’argent. “Si le studio travaille six mois de plus sur un projet, alors l’éditeur devra financer six mois de plus” nous explique Francis Ingrand, PDG de Plug in Digital, entreprise qui assure la distribution de jeux vidéo pour de grands acteurs de l’industrie. “C’est la principale conséquence des reports sur les entreprises de développement”.
Plans marketing et chute en Bourse
“Du côté des éditeurs, la conséquence est plutôt marketing” enchaîne le PDG de Plug in Digital. “Il arrive que des jeux profitent d’un événement pour se vendre. Ce serait par exemple le cas d’un jeu de tennis avec Roland Garros. Si le jeu en question est reporté, alors il ne pourra plus compter sur l’événement”. Capitaliser sur un événement d’ampleur s’est récemment beaucoup fait avec Star Wars : Battlefront, Battlefront II et Fallen Order sont tous sortis un mois avant les films canoniques de la nouvelle trilogie de Disney. Et si le premier titre a été critiqué par son manque de cartes jouables, il a été sauvé par ses DLC. Mais ces ajouts au compte-goutte n’étaient pas possibles il y a encore quelques années, et d’anciens titres ont été rushés pour sortir dans le timing d’un film. En 2000 par exemple sortait Taxi 2. Sa version PC a pris un 7/20 dans nos colonnes, et les exemple du genre sont nombreux.
Les reports peuvent même créer des embouteillages dans les calendriers des éditeurs. “Une fois, quand on a décalé des jeux, trois titres ont fini par sortir le même mois, alors qu’on n'avait rien publié les six mois d’avant” raconte Francis Ingrand. Dans ce genre de cas, l’éditeur se tire une balle dans le pied : il noie la visibilité de ses produits dans une petite fenêtre de sortie et amoindrit leurs chances de succès commercial. Un cas similaire est arrivé à Electronic Arts en 2016, même si aucun report n’a pesé dans la balance. En octobre de cette année, l'éditeur a sorti les deuxièmes épisodes de Titanfall et Battlefront à trois semaines d’intervalle. Et avec l’arrivée d’autres AAA au même moment, comme Battlefield 1 ou Call of Duty : Infinite Warfare, le shooter de Respawn n’a pas réussi à s’extirper de la masse. Ses ventes ont été décevantes.
Et mise à part l'impact sur les ventes d'un titre, "décaler un jeu peut aussi avoir des conséquences en Bourse pour une entreprise" nous précise Emmanuel Martin, délégué général du SELL, le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs. "Dans ce cas, les financeurs peuvent s'inquiéter". C'est notamment ce qui est arrivé à Nintendo suite au report d'Animal Crossing : New Horizons en juin dernier, ou encore à Ubisoft après le décalage de trois gros jeux, suite aux mauvaises ventes de Ghost Recon Breakpoint.
Francis Ingrand et Emmanuel Martin rejoignent Jason Schreier sur la cause de ces reports, intrinsèquement liés à la nature du jeu vidéo. "C'est parce que ce produit culturel comprend énormément d'équipes créatives différentes" affirme le délégué général du SELL. "Mais ces changements de calendrier sont toujours faits dans l'intérêt des joueurs". Notre divertissement préféré est-il voué à souvent être décalé ? Si on se fie au PDG de Plug in Digital, ce serait le cas. “Ca fait 20 ans que je suis dans le jeu vidéo, et j’ai toujours connu ça” conclut-il.