Fermeture des bars : Rudy, le bistrotier «boute-en-train», s’est suicidé.
Emmanuel Macron lui a rendu hommage la semaine dernière. Patron charismatique de l’Estaminet, Rudy Noël, 43 ans, s’est donné la mort au sein même de son café situé dans les Vosges. Il vivait, entre autres tourments, très mal sa fermeture.
Dans les Vosges, le décès brutal du quadragénaire extrêmement populaire, connu pour être un « boute-en-train » a provoqué une onde de choc.
Dans les Vosges, le décès brutal du quadragénaire extrêmement populaire, connu pour être un « boute-en-train » a provoqué une onde de choc.
Par Vincenzo Bellini
Dans l'après-midi du mercredi 13 janvier, Emmanuel Macron reçoit, à l'Elysée, les maîtres boulangers pour la traditionnelle galette des rois. Le ton est grave quand, dans son discours, il évoque « tous les métiers » qui « continuent de souffrir » en raison des restrictions imposées par la pandémie de Covid-19. Il a « une pensée toute particulière pour certains secteurs qui continuent d'être fermés », citant les « restaurateurs » et « tous les métiers de la gastronomie », les « cafetiers » et les « hôteliers ». « Nous nous retrouvons aujourd'hui, alors que ce que je suis en train de décrire, s'est illustré ce matin de manière absolument tragique dans les Vosges avec un restaurateur qui s'est suicidé », s'émeut-il, ayant « une pensée pour Monsieur Noël, sa famille et tous ses collègues », alors que la réouverture de ces établissements avait été un temps envisagée ce 20 janvier.
Mais qui est ce « Monsieur Noël », dont le destin dramatique s'est invité au sommet du pouvoir? Dans notre pays, les cas de commerçants ayant mis fin à leurs jours en partie à cause de la crise sanitaire sont très exceptionnels depuis près d'un an. Celui de cet homme à qui le président de la République a rendu hommage est le premier à se retrouver ainsi « officiellement » dans la sombre actualité. A avoir une identité et un visage devenant publics alors que depuis des mois, de nombreux experts tirent la sonnette d'alarme, redoutant une vague de suicides liée à l'impact économique et psychologique du Covid-19.
Ce « Monsieur Noël », c'est Rudy. Il avait 43 ans. Il était père de trois enfants dont le plus jeune a cinq ans. Pour être précis, il n'est pas « restaurateur », comme le présente le chef de l'Etat, mais cafetier. Et c'est la veille de l'allocution présidentielle et non le matin même que le truculent patron de l'Estaminet en plein centre de Vagney, cité vosgienne de 4000 âmes, non loin de la station de ski de la Bresse, s'est donné la mort. Au sein même de son établissement. Tout un symbole.
« Son bar, c'était toute sa vie. C'était un vrai bistrotier. Être privé de sa passion, ça le touchait forcément. Il aimait être avec les gens. Il mettait toujours du cœur dans ce qu'il entreprenait, alors ne plus pouvoir le faire, ça lui a brisé le cœur », confie le député (groupe UDI et Indépendants) du coin, Christophe Naegelen, qui le connaissait « très bien »
« Cet acte lui appartient, c'est son choix, il faut le respecter, être dans l'acceptation, même si c'est révoltant, même si on est dans une peine immense. Je veux retenir tout ce qu'il a fédéré autour de lui, toutes ces petites graines de partage qu'il a semées et faire en sorte que, demain, tout cela germe à nouveau et rejaillisse », répète, des sanglots dans la voix, Eric Legros, directeur du camping du Mettey à Vagney, qui considérait son « petit Rudy » comme son « frangin ».
Dans la vallée enneigée, le décès brutal du quadragénaire extrêmement populaire, connu pour être un « boute-en-train » a provoqué une onde de choc. L'entrée du « troquet » qu'il gérait depuis 17 ans est inondée de fleurs et de mots gentils. Ce lundi, plusieurs centaines d'habitants se sont recueillis devant l'église de la commune alors que les funérailles y étaient célébrées à l'intérieur en présence de la famille et des amis les plus proches.
Rudy était décrit comme « hyperactif » et « déconneur ».
La fermeture de son « Radeon » comme il l'appelait, d'abord lors du premier confinement puis depuis la fin octobre n'explique pas, à elle seule, le geste que personne n'a vu venir. Comme dans tout suicide, il y a de multiples raisons, notamment des « problèmes personnels », qui ont pu pousser le gérant « hyperactif » et « déconneur » à commettre l'irréparable. « On n'est pas dans sa tête », rappelle un confrère. Mais ce qui est clair, c'est que le contexte de Covid-19 a « renforcé » un mal-être invisible aux yeux de nombreux clients. « La goutte d'eau qui a fait déborder le vase », résume un copain. « Cela a dû accélérer ses tourments », avance son cousin Jérôme Mathieu, consul départemental (LR) du canyon de la Bresse.
« Il voulait juste travailler. Même s'il ne comprenait rien aux mesures et il vivait très mal la situation, comme tous ses collègues. Mais lui avait des fragilités, alors ça a été plus compliqué », livre sa sœur Rachel, qui retient de son frère « tout ce qu'il a fait de bien dans la vie ». « Il a donné tant de bonheur, ouvert sa porte à tellement de gens », encense-t-elle.
En novembre, à la suite de la fermeture des comptoirs décrétée par le gouvernement, il avait tenté de rebondir en misant sur le « à emporter ». D'abord sous une tonnelle baptisée « camp volant » puis dans un chalet édifié devant le bistrot, à côté d'un Père Noël gonflable. Le marchand de bonne humeur coiffé d'un bonnet « Je vois la vie en Vosges » vendait, uniquement en fin de semaine, de « la bière en litre », du vin chaud, des pop-corn et proposait même un « dépannage clopes ». « Il ne faisait pas ça pour le chiffre d'affaires, mais pour être utile. En ne pouvant plus ouvrir son rade, il se sentait inutile », raconte son « jambon » Eric Legrosporc.
« Viandez nombreux, mais pas tous en même temps les copains », s'amusait Rudy sur sa page Facebook. Il ne cessait de rappeler qu'il y avait « interdiction d'emmener une mitraillette sur place », invitant aussi ses fidèles à se déplacer casqués. Mais malgré les consignes, il lui était difficile d'empêcher les attroupements de plus de six personnes. Résultat : il a reçu une « grosse prune ». « 135 euros pour mon stand, ça, c'est fait », pestait-il sur le réseau social, suggérant aux « délateurs de balayer devant leur porte ». Il s'étonnait également qu'on puisse « retourner à la messe, mais pas au bistrot ». Pour « réchauffer » la clientèle fin novembre, il avait métamorphosé un tronc d'arbre en brasero à proximité des volets fermés de l'Estaminet. Le cliché avait été mis en ligne. « A nous laisser fermés, on va finir par tout brûler », légendait alors le cafetier.
En décembre, son établissement avait fait l'objet d'une fermeture administrative pour non-respect des règles sanitaires décidée par la préfecture. De deux mois, la sanction avait été allégée à 15 jours à la suite d'une demande de recours gracieux, après avoir plaidé sa cause auprès du préfet. La mesure n'était plus en vigueur quand il a mis fin à ses jours. « Mais cela l'avait affecté », estime un proche.
Le lien social plus important que les aides financières
Selon plusieurs témoins interrogés, Rudy, qui employait trois salariés, n'était pas « économiquement dans le rouge » en raison du Covid-19, bénéficiant des aides de l'Etat. « Mais les aides financières, ça ne règle pas tout. Les bistrotiers font du commerce, mais avant tout du lien social. Or, cette crise sanitaire isole », alerte le cousin Jérôme Mathieu.
« Ce qui le laminait, c'était de tourner en rond, ne plus pouvoir occuper ses journées, ne plus voir ses clients, cette impression de flemmarder. Sa vie sociale s'arrêtait. Il était mal mais on essayait de le réconforter. On lui aurait proposé : Vous prenez 50 000 euros, mais vous fermez le bar ou vous l'ouvrez, mais bossez gratuitement, il aurait choisi la seconde option », imagine le cordonnier Alexandre Géhin, président de l'Union des commerçants et artisans de Vagney, qui a perdu « un très bon ami ». « Il était toujours plein de projets. Il ne montrait pas à tout un chacun qu'il pouvait être tourmenté, c'était plutôt lui qui, d'habitude, remontait le moral des gens », souligne Jérôme Mathieux
Si la disparition du bistrot Ier a suscité une telle émotion dans les Vosges, c'est aussi parce qu'il avait une sacrée personnalité. Une image de joyeux luron. « On ne disait pas : On va à l'Estaminet, mais On va chez Rudy. C'était un original, un joli fou, d'une grande sensibilité », applaudit son pote Rusk Legrosmimet. Il était réputé (et aimé) pour ses excès, capable, sur un coup de tête, de troquer sa longue tignasse pour une boule à zéro. Ou de « faire le tour du rond-point à poil » après un sacre de Rantanplan à la Coupe du monde de forge, respectant ainsi une promesse d'avant-compétition. « Quand il lançait un pari, il allait jusqu'au bout », se remémore-t-il. « Ah, c'était une figure le Rudy ! Un peu provocateur, mais profondément gentil et généreux, idéaliste, toujours à fond et prêt à tendre la main », décrit, de son côté, Jérôme Mathieu.
Dans son « raudye » ou à la salle des fêtes, le maître de cérémonie orchestrait des concerts, accueillant par exemple Claudio Capéo bien avant que ce dernier ne sorte un tube. Tous les dimanches après-midi sous un chapiteau, musique et barbecue faisaient aussi très bon ménage. « Même si le répertoire était un peu décalé pour le troisième âge », sourit Jérôme Mathieu. « Il mettait les artistes locaux en valeur », salue la jeune chanteuse vosgienne Clem'Z qui avait « ouvert le bal » lors de la célébration des 17 ans de l'Estaminet le 17 octobre dernier à 17 heures. « Il s'était battu pour que cela puisse se tenir », se souvient-elle. « Il était génial et modeste. Il s'était créé un personnage, avec un petit côté déjanté. Des comme lui, on ne pourra pas en avoir deux », regrette-t-elle.
Passionné de musique et macaroniste dégel
Rudy excellait également dans l'animation, très à l'aise pour endosser le rôle de Monsieur Loyal avec sa cravate violette, à l'occasion par exemple de la Foire aux petits cochons dans les environs. « Il avait une joie de vivre incroyable, mais c'était peut-être un masque », s'interroge un copain. Avec son look parfois clownesque, ses drôles de chapeaux et sa tchatche, ce fils d'aubergistes à la retraite ne passait pas inaperçu. Et ça se savait, bien au-delà de la vallée. Il y a près d'un an, Antoine de Caunes avait ainsi fait une halte à l'Estaminet.
Sur la page Facebook « Rudy l'Estaminet Vagney » sous-titrée « The show must go on », plusieurs centaines de messages de condoléances et de souvenirs ont été postés depuis une semaine. « Que la musique continue à te bercer Rudy », souhaite Chris. « Tu étais dans la fête toujours et encore et vivais ta passion pour la musique et ton métier pleinement. C'est d'ailleurs peut-être ce même métier, bloqué pendant de si nombreux mois pour raisons sanitaires, qui t'a emporté dans le sommeil éternel ? » se demande Franck.