Avec ICO et Shadow of the Colossus, Fumito Ueda a démontré que le jeu vidéo pouvait être un excellent moyen d'expression pour toute création à vocation purement artistique et poétique. En laissant parler son génie créatif et sa sensibilité, l'homme a compris comment bouleverser les joueurs en insufflant dans ses œuvres une émotion capable de résonner dans le cœur de chacun d'entre nous. Afin de nous préparer à l'arrivée providentielle de The Last Guardian, son nouveau projet, Fumito Ueda nous invite à rendre un dernier hommage à ces deux icônes du jeu vidéo.
Sortis respectivement en 2002 et 2006 dans notre pays, Ico et Shadow of the Colossus sont réunis pour la première fois dans une compilation qui nous permet de les redécouvrir en version remastérisée en Full HD et compatible 3D stéréoscopique. Les fans n'ont certes pas attendu cet événement pour s'imprégner au maximum de l'aura mystique qui enveloppe ces deux perles rares en y revenant encore et encore, comme si le nombre de fois pouvait suffire à atténuer l'émotion ressentie à chaque incursion dans l'univers d'Ico ou de Shadow of the Colossus. Mais pour ceux qui ne sauraient pas encore de quoi nous parlons, revenons dès maintenant sur ces deux créations incomparables sur lesquelles le temps n'a visiblement pas de prise.
Banni de sa tribu pour des raisons qui semblent liées au fait qu'il possède des cornes, Ico est un jeune garçon dont on ignore tout lorsque ses traits innocents nous sont dévoilés pour la première fois dans la cinématique d'introduction du jeu. Impuissant face aux hommes encagoulés qui le conduisent de force vers le lieu de son sacrifice, Ico nous paraît presque résigné à son triste sort alors qu'il approche de la forteresse dans laquelle ses geôliers ont l'intention de l'enfermer en le bouclant à l'intérieur d'un minuscule sarcophage. Est-ce pour le bien du village, comme ils le prétendent ? L'enfant l'ignore, mais lorsque les circonstances lui permettent d'échapper miraculeusement à sa prison de pierre, il s'élance éperdument dans les méandres de ce funeste labyrinthe pour tenter de quitter pour toujours cette sinistre forteresse. C'est alors qu'il découvre qu'il n'est pas le seul à y être enfermé. Une jeune fille à la silhouette éthérée l'observe depuis la geôle suspendue dans laquelle elle se tient recroquevillée. Plus question de fuir pour Ico, en tout cas pas sans avoir tout tenté pour emmener cette prisonnière avec lui, et tant pis s'il doit pour cela provoquer le courroux de la maîtresse des lieux...
En quelques minutes, l'histoire d'Ico nous absorbe dans un ailleurs à la fois terrible et envoûtant. Bien que froide et envahie de ténèbres, la forteresse se révèle parfois d'une beauté quasi-onirique lorsque les rayons du soleil la baignent de leur lumière. Les rares zones de verdure contrastent alors d'autant plus avec la noirceur environnante, éblouissant d'un seul coup le joueur qui perçoit presque le vent de liberté qui souffle dans les herbes. Un sentiment dû aussi en grande partie à la qualité de la bande sonore constituée essentiellement de bruits naturels renforçant nettement l'immersion. Et bien que les deux enfants ne parlent pas la même langue, ils trouvent d'autres moyens de communiquer. L'une des grandes forces du jeu réside justement dans la vulnérabilité extrême des deux personnages qui doivent surmonter les pièges d'un environnement hostile tout en échappant aux ombres qui traquent en permanence Yorda, la jeune fille. Muni seulement d'un bâton au début de l'aventure, Ico doit gesticuler comme un beau diable avec l'énergie du désespoir pour la sauver de leurs griffes, la tenant par la main pour ne la lâcher que lorsque le danger semble définitivement écarté.
Tout ceci concourt à faire d'Ico un titre unique en son genre qui se démarque avant tout par son atmosphère poétique et la détresse qui émane du duo formé par les deux enfants. L'expérience qui nous est offerte est d'une telle richesse qu'on pardonne volontiers au soft ses quelques défauts, et notamment sa faible durée de vie et sa caméra capricieuse. Il faut également se remettre dans le contexte de l'époque pour réaliser à quel point le soin apporté aux animations reflète parfaitement les sentiments qui habitent les deux enfants. On sent bien la résistance de la jeune fille lorsque Ico lui prend la main pour l'amener brusquement dans une direction, et il faut voir le jeune garçon tendre la main dans la flaque noire qui symbolise le portail entre les mondes pour tenter d'extraire Yorda du gouffre aimanté dans lequel elle est en train de sombrer. Les capacités de la demoiselle sont réduites, mais elle ira jusqu'au bout de ses limites pour accompagner son précieux allié vers l'issue du cauchemar dans lequel ils sont tous les deux piégés.
Avec Shadow of the Colossus, Fumito Ueda reste fidèle à lui-même en imaginant une histoire tout aussi bouleversante mais qui n'a pourtant plus grand-chose à voir avec celle d'Ico. On y découvre un jeune homme seul au monde, bravant les humeurs du ciel et les caprices de la terre pour s'approcher d'un temple isolé au milieu du néant. Cet endroit, il n'aurait probablement jamais pu l'atteindre sans l'aide de son vaillant destrier Argo, un étalon à la stature si imposante qu'on se demande comment Wanda, le garçon, a pu parvenir à le dompter. Le plan se resserre et l'on devine une troisième silhouette se dessiner dans les bras du cavalier. Enveloppé dans un linceul, le corps sans vie d'une jeune fille nous est alors dévoilé tandis que Wanda le dépose délicatement sur un autel de pierre. Sa voix résonne fortement entre les murs lorsqu'il implore Dormin, le dieu du temple, de ramener sa belle à la vie, acceptant sans hésiter le pacte qu'il lui propose. Sa quête consistera à parcourir l'immensité des terres à la recherche de seize colosses qu'il lui faudra terrasser. Comment y parviendra-t-il ? Nul ne le sait. Mais ces colosses sont l'incarnation vivante des idoles de pierre qui se dressent fièrement autour de l'autel où repose la dépouille de la jeune fille, et si le fait de les détruire peut la ramener à la vie, il n'y a pas à hésiter.
Tout comme dans Ico, les quelques minutes d'introduction suffisent à nous happer là où vont se dérouler les événements les plus marquants que l'on ait vus dans un jeu vidéo. Il y a véritablement deux éléments qui se détachent dans Shadow of the Colossus. D'une part, les chevauchées enivrantes à travers des paysages sortis de nulle part et la relation très forte qui s'installe entre le joueur et son destrier au fil de l'aventure. D'autre part, les affrontements mémorables entre le frêle Wanda et les seize colosses capables de le réduire en miettes d'une simple pichenette, comme on écrase une minuscule fourmi sans même sans apercevoir. Et pourtant, son arc, ses flèches et son épée de lumière devront lui permettre de les terrasser, moyennant une lutte acharnée contre ces forces de la nature qu'il lui faudra escalader comme si les montagnes se mettaient soudain en mouvement pour le pulvériser. Notre tueur de colosses devra donc, dans un premier temps, comprendre comment obliger ses adversaires à mettre à sa hauteur une touffe de poils ou tout autre élément sur lequel il pourra s'agripper pour ensuite entamer sa laborieuse ascension. C'est à ce moment-là que le joueur retiendra son souffle pour s'apprêter à vivre l'une des expériences les plus phénoménales qu'il aura l'occasion de connaître de mémoire de joueur.
Brinquebalé dans les airs comme un fétu de paille alors qu'il tente désespérément de s'accrocher à l'une des aspérités du corps d'un géant furieux qu'une mouche ait osé se poser sur lui, Wanda peut à tout moment faire une chute mortelle qui le précipitera dans le vide. Comme tout être humain normalement constitué, il n'a pas la force de tenir indéfiniment à une prise quelconque sans devoir s'arrêter pour récupérer un minimum d'énergie. Il lui faut donc saisir la moindre opportunité qui lui permettra de s'appuyer quelque part avant de se lancer à nouveau en direction des points faibles de l'ennemi. Ces derniers sont matérialisés par des sceaux qui apparaissent à la lueur de son épée, et dans lesquels il faut planter celle-ci pour aspirer la vie du colosse. Tout ce processus est une incroyable lutte contre les éléments naturels, contre la gravité et contre la fureur des géants qui ne laissent à Wanda pas le moindre instant de répit pour souffler.
Pour toutes ces raisons, Shadow of the Colossus est un jeu difficile à dompter sur le plan du gameplay. La prise en main n'est pas des plus naturelles et les premiers affrontements nous obligent à faire preuve d'autant de persévérance que de détermination pour s'en sortir. A l'inverse, une fois le jeu bien en main et les tactiques connues, quelques minutes suffisent pour venir à bout des colosses sans grande difficulté. Des récompenses spéciales peuvent d'ailleurs être obtenues en terminant le jeu plusieurs fois et l'environnement renferme des secrets qui justifient de longues balades supplémentaires dans les plaines en compagnie d'Argo. Shadow of the Colossus est typiquement le genre de jeu que l'on peut terminer d'une traite en passant à côté de nombreuses choses qui méritent pourtant largement le détour. Qui plus est, des liens narratifs subtils existent entre ce titre et Ico, preuve qu'il y a bel et bien une unité dans les œuvres de Fumito Ueda.
Difficile de conclure autrement qu'en affirmant que, bien évidemment, la réédition de ces deux chefs-d'oeuvre en version HD sur PS3 est loin d'être inutile. Ceux qui ont connu les jeux originaux n'auront pas besoin qu'on le leur dise pour se procurer cette compilation afin de s'offrir un nouvel aller-retour dans l'imaginaire de Fumito Ueda. Les autres accorderont peut-être suffisamment de crédit à ce test pour tenter l'expérience, en sachant qu'ils y trouveront une autre vision du jeu vidéo que celle qui caractérise 99% de la production actuelle.
- Graphismes15/20
Les deux jeux ont été remastérisés en Full HD pour un rendu plus propre que les version originales, mais sans pour autant que l'on perde quoi que ce soit en termes d'efficacité sur le plan artistique. Bien sûr, il ne faut pas oublier que nous avons affaire à des titres datant de 2002 et 2006.
- Jouabilité17/20
Le gameplay de Shadow of the Colossus est plus difficile à dompter que celui d'Ico, mais ils proposent tous les deux un schéma de jeu complètement novateur qui s'intègre parfaitement à leurs contextes respectifs. En dehors d'une caméra capricieuse, tout est mis en œuvre pour nous offrir une expérience de jeu inoubliable.
- Durée de vie15/20
A moins de les découvrir pour la première fois, on viendra à bout des deux jeux assez rapidement, mais la replay value est indéniable et apporte une valeur ajoutée non négligeable.
- Bande son18/20
Si l'immersion est aussi palpable dans Ico et Shadow of the Colossus, elle le doit essentiellement à son environnement sonore irréprochable. Les thèmes de Shadow of the Colossus sont, pour bien des joueurs, d'ores et déjà anthologiques.
- Scénario16/20
Il faut accepter le fait qu'en dépit de toute la force qu'elle déploie en début de partie, l'histoire ne se développe que de façon très partielle tout au long du jeu pour nous offrir tout de même un final bouleversant. Les deux titres ont cela en commun et leur scénario doit donc être pris dans sa globalité pour en apprécier toute la portée.
La sortie de Classics HD : Ico & Shadow of the Colossus sur PS3 nous donne l'occasion de revenir sur deux titres que l'on évoque encore aujourd'hui avec la plus vive émotion. Ceux qui les avaient découverts sur PS2 sont sans doute les mieux placés pour en témoigner. Les œuvres de Fumito Ueda ont en commun une sensibilité telle qu'elle démontre que le jeu vidéo peut aussi relever de l'art lorsqu'il est conçu avec autant de poésie et de sincérité.