Sceptiques, nous l'aurons été jusqu'au bout. Sept ans après le décevant Invisible War, alors qu’elle s’efforce de séduire un public toujours plus large, l’industrie vidéoludique pouvait-elle encore offrir une suite digne de ce nom au mythique Deus Ex ? Sincèrement, nous en doutions. Les équipes d'Eidos Montréal ont pourtant rivalisé d'efforts pendant plus de 4 ans pour relever le défi. A présent, c’est l'heure du verdict. Deus Ex : Human Revolution est-il le digne successeur de son illustre ancêtre ?
En reprenant la quintessence d'Ultima Underworld, de System Shock et de Thief dans le cadre d'une fable cyberpunk conspirationniste, Deus Ex est devenu à sa sortie le porte-étendard du FPS subtil mâtiné de RPG, capable de concilier gameplay émergent et profondeur scénaristique. Ce classique indémodable ("every time you mention it, someone will reinstall it") a même propulsé son créateur, Warren Spector, parmi le Hall of Fame vidéoludique. Mais qu'y a-t-il de plus difficile que de succéder à un monument du genre ? Pour Invisible War, l'hérédité a été trop lourde à porter, notamment dans les conditions d'un développement multisupport. Cette suite n'était pas désastreuse, mais son level design à côté de la plaque caricaturait la liberté d'approche qui avait fait le succès du premier opus : "Alors les bourrins, c'est à droite ; il y a un fusil d'assaut sur la table, servez-vous. Pour les furtifs, c'est à gauche ; le conduit d'aération est déjà ouvert." On exagère à peine... Voilà ce qu'on craignait de retrouver dans Human Revolution, à l'heure où les évolutions ont une fâcheuse tendance à tirer la richesse et la complexité vers le bas. Heureusement, il n'en est rien !
Qu'on s'entende : Deus Ex : Human Revolution ne s'interdit pas tout emprunt à la modernité. Le halo lumineux signalant les éléments interactifs du décor, la remontée automatique de l'énergie en plein combat ou encore la disparition du lean à la faveur d'un système de couverture à la Gears of War... Voilà de quoi faire tiquer les puristes ! Certaines de ces fonctionnalités sont paramétrables : avant de commencer à jouer, n'oubliez pas de faire un tour dans les options pour supprimer le halo jaune et l'indicateur d'objectifs (désactivés par défaut dans le plus haut mode de difficulté). Mais d'autres ne peuvent être modifiées : il vous faudra composer avec la régénération automatique de votre énergie vitale, qui vous privera de ces moments de stress où vous deviez aborder une nouvelle séquence avec une santé défaillante, ainsi qu'avec le passage automatique à la 3ème personne lors de certaines actions de jeu, qui écornera l'immersion typique de la représentation subjective. Mais il est difficile de condamner cet appel du pied aux néophytes, tant à côté de ça, Eidos Montréal s'est appliqué à restaurer l'expérience de jeu du Deus Ex original, pour le plus grand plaisir des fans.
L'histoire se déroule 25 ans avant les événements du premier volet, au moment où la cybernétique commence tout juste à envahir le paysage mondial et à générer un clivage entre les partisans et les détracteurs de cette technologie. Contrairement à un J.C. Denton, Adam Jensen débute son aventure en tant qu'humain non augmenté et symbolise un futur proche qui s'interroge encore sur les bienfaits des progrès scientifiques et techniques. L'attaque brutale et méthodiquement orchestrée de la société dans laquelle il officie en tant que chef de la sécurité, Sarif Industries, emporte son ex-petite amie mais aussi une partie de lui-même puisque, agonisant, il est sauvé par l'implantation d'une interface neurale et de membres cybernétiques. Le thème cyberpunk de Human Revolution s'enracine donc dans une réflexion éthique et philosophique sur le transhumanisme. Tout au long de sa recherche de la vérité, qui le conduira de surprise en surprise, Adam Jensen sera confronté aussi bien à des clans de punks manipulés qu'à des milices surarmées, des idéalistes insurgés ou encore des groupuscules au service d'intérêts politiques et financiers... Pas de doute, on est bien dans un Deus Ex.
L'enquête d'Adam Jensen l'amènera à visiter successivement trois grandes villes : celle de Detroit, qui survit péniblement au choc automobile et pétrolier, celle de Hengsha, construite sur deux étages pour accueillir la population croissante, et enfin celle de Montréal, qui s'avérera être le relais d'une conspiration internationale. Chaque centre urbain, constitué de plusieurs zones reliées entre elles, est ouvert aux velléités d'exploration du joueur. Si le patron d'Adam, David Sarif, lui confiera la plupart de ses missions, il est aussi possible de converser avec la population locale pour récupérer quelques quêtes secondaires agréablement développées. La particularité de tous ces objectifs, c'est de pouvoir être atteints de plusieurs façons différentes. Exemple parmi tant d'autres, comment vous y prendrez-vous pour accéder à la morgue d'un poste de police ? En tentant de convaincre le gardien de vos bonnes intentions ? En perpétrant un massacre façon Schwarzy dans Terminator ? En piratant le code de sécurité de la porte de derrière ? En cherchant un accès par les toits ou par les égouts ? Servie par un level-design d'une redoutable efficacité, la liberté d'action est énorme.
L'approche frontale n'est pas inintéressante. Soutenus par une vaste palette d'armes mortelles (colt, fusil à pompe, pistolet-mitrailleur, grenades frag, etc., toutes entièrement customisables au moyen de visées lasers, silencieux et autres absorbeurs de reculs) ainsi que par un système de couverture plutôt bien fichu permettant d'arroser l'ennemi en restant planqué derrière un élément du décor, les gunfights sont dynamiques et enlevés. Mais l'approche furtive se révèle incontestablement plus gratifiante, notamment parce qu'elle offre de multiples possibilités. Sniper méthodiquement ses adversaires sans s'embarrasser de considérations éthiques, les assommer avec l'une des nombreuses armes non létales (fusil tranquillisant, taser, arbalète à fléchettes anesthésiantes, pistolet à onde de choc, mine à gaz...) ou encore s'infiltrer jusqu'à l'objectif sans se faire repérer, en empruntant des conduits d'aération et en bondissant de cachette en cachette pour se faufiler à la barbe des gardes et des systèmes de sécurité : c'est vous qui choisissez ! Il est notamment possible de boucler le jeu sans tuer un seul être humain, exception faite des boss. Et ça, c'est une réelle satisfaction !
Il est d'autant plus regrettable que l'intelligence artificielle soit sujette à quelques errements, que vous agissiez de façon subtile ou bourrine. S'ils gèrent parfaitement les indices visuels et sonores tels qu'une porte qui s'ouvre ou un corps à terre (que vous pouvez heureusement déplacer), les gardes ont un comportement trop faillible dès qu'ils sont en état d'alerte. Ils se précipitent bêtement vers leur(s) collègue(s) tombé(s) au lieu d'essayer de localiser l'origine de la menace, ce qui permet trop souvent d'amonceler les corps en un endroit donné. Et s'ils ont le malheur de vous repérer, ils vous alignent alors comme des lapins avec une précision redoutable (le syndrome S.T.A.L.K.E.R.) là où on aurait préféré les voir utiliser des stratégies de contournement. On attendait mieux d'une IA moderne, même s'il convient de relativiser notre déception. Tout d'abord, celle du premier Deus Ex n'était pas non plus irréprochable, mais elle ne nous a jamais empêché de prendre notre pied. Qui plus est, l'équipe d'Eidos Montréal a le mérite de ne pas avoir cédé à la tentation d'une succession de scripts typique des FPS modernes, qui aurait nuit à la variété d'approches disponibles.
La grande force de Human Revolution, c'est d'ailleurs de ne jamais soumettre une situation à une seule résolution possible (même les combats contre les boss peuvent être abordés différemment). De nombreuses voies annexes s'ouvrent notamment au fil de l'évolution d'Adam, qui acquiert des points d'amplification à dépenser parmi une soixantaine d'augmentations possibles. Les implants neuraux lui permettront de convaincre facilement son interlocuteur ou de pirater les systèmes de sécurité (via un mini-jeu plus élaboré que de coutume consistant à s'infiltrer dans un réseau sans être détecté), les implants rétiniens de voir à travers les murs, les implants dermiques de devenir invisible un court instant ou de résister aux dégâts, les jambes bioniques de courir plus vite ou de sauter par-dessus les obstacles infranchissables et les bras augmentés de détruire certains murs ou de déplacer les objets lourds, etc. Seul regret : les points d'amplification s'acquièrent un peu vite, si bien que vous finissez par maîtriser plusieurs domaines à fond, sans réelle obligation de vous spécialiser. Mais le jeu sait maintenir un challenge constant jusqu'au bout, vous aurez l'occasion de vous en rendre compte.
Quand vous êtes bloqué (cela arrive !), il suffit souvent d'explorer les alentours pour trouver une solution alternative, pas forcément prévue par les développeurs (c'est ce qu'on appelle le gameplay émergent). Si vous êtes de ceux qui aiment empiler des caisses récupérées à l'autre bout de la map pour atteindre un endroit inaccessible, vous devriez être servi ! Relativement ouvertes, les zones de jeu sont surtout d'une richesse et d'une densité exceptionnelles. Elles regorgent de lieux secrets dont la découverte, bien que superflue, provoque toujours un grand plaisir, comme c'était le cas dans le premier Deus Ex. On sent d'ailleurs que ce dernier a beaucoup inspiré les équipes d'Eidos Montréal, jusque dans la progression aux similitudes troublantes : le périple Detroit/Hengsha/Montréal évoque le périple New-York/Hong Kong/Paris, d'autant qu'on y retrouve des missions similaires (l'antenne pirate à Detroit, la boîte de nuit à Hengsha). On prendra ça comme un hommage, d'autant qu'avec son suspense qui monte crescendo, ses quelques choix cruciaux ayant des répercussions ultérieures et ses différentes fins possibles, Human Revolution se rapproche ostensiblement de son modèle.
Sur le plan de la réalisation, cette version Xbox 360 se montre particulièrement convaincante à l'exception d'un léger souci technique qui touche les doublages en français, parfois affublés d'un écho trop prononcé. Les temps de chargement un peu longuets deviennent très acceptables une fois le jeu installé sur le disque dur. L'ergonomie des contrôles à la manette est globalement satisfaisante (sauf peut-être durant les séquences de piratage, plus jouables sur PC) et l'inventaire rapide, qui permet de changer d'arme ou d'utiliser un consommable à la volée, remplit parfaitement son office. Sur le plan visuel, l'aspect désuet du moteur graphique se voit heureusement compensé par une direction artistique remarquable qui évoque le travail de Syd Mead pour Blade Runner. Jensen a même suffisamment de classe pour faire avaler aux réfractaires les séquences à la 3ème personne, c'est dire ! Ajoutez à cela un score futuriste particulièrement efficace, et vous devriez n'avoir aucune peine à rentrer dans l'ambiance. Vous en sortirez au bout de 15 à 20 heures si vous vous limitez à la trame principale, et au bout d'une bonne trentaine si vous en explorez le moindre recoin. Voilà qui achève de faire de ce Deus Ex : Human Revolution une vraie réussite, sur laquelle l'auteur de ces lignes n'aurait pourtant pas misé un kopeck. Honte à moi et un immense bravo à Eidos Montréal !
- Graphismes17/20
Deus Ex : Human Revolution compense son moteur graphique quelque peu désuet par une direction artistique de haut vol. Le résultat est globalement agréable à regarder. Dommage que les cut-scenes n'aient plus grand-chose à voir avec les trailers en CGI de Square Japon.
- Jouabilité18/20
Des zones de jeu ouvertes, une large variété d'approches possibles, des scripts réduits au minimum vital : Human Revolution propose une expérience de jeu très proche du Deus Ex original même s'il faut s’accommoder de quelques concessions (comme la vue à la 3ème personne et le regain automatique d'énergie vitale) et d'une IA tout juste moyenne.
- Durée de vie17/20
Comptez 15 à 20 heures de jeu si vous faites tout en ligne droite, et une trentaine si vous explorez le moindre centimètre carré de terrain. La difficulté est bien dosée, mais le potentiel de rejouabilité souffre de la possibilité d'acquérir une large majorité des augmentations dès la première partie.
- Bande son16/20
Dès l'apparition du menu principal, de magnifiques thèmes musicaux futuristes vous immergent dans l'ambiance incroyable du jeu. Les bruitages sont soignés, mais les doublages en français (corrects, sans plus) souffrent d'une qualité technique décevante.
- Scénario17/20
Le scénario nous a semblé un peu plus convenu que celui des deux précédents épisodes, mais la richesse du background et des thématiques abordées font qu'on ne peut que se laisser emporter par l'histoire. Mention spéciale à la pléthore d'écrits qui réussissent le tour de force de n'être jamais ennuyeux à lire.
Deus Ex : Human Revolution propose une expérience de jeu bien plus proche de l'épisode fondateur que de Invisible War, ce qui est en soi une victoire inespérée. Doté d'une histoire intelligente, d'une ambiance formidablement immersive et d'une liberté d'action gratifiante, il s'impose comme le digne représentant d'un genre qui se fait trop rare. Ce troisième opus n'est certes pas dénué de défauts ; son IA tout juste moyenne et ses quelques concessions aux diktats des shooters actuels pourront au demeurant en agacer certains. Mais on finit par s'en accommoder tant le plaisir de jeu est immense. Adam Jensen a même suffisamment de classe pour faire avaler aux réfractaires les séquences à la 3ème personne. Et si cet appel du pied à un plus large public peut faciliter la mise en chantier d'une suite du même calibre, qu'il en soit ainsi !